S.C.H.E.C., Sessions d’étude, 50 (1983), 47-58
Un demi-siècle
d’historiographie religieuse
du Canada français
à travers les congrès de la S.C.H.E.C.
Pour rendre justice à l’oeuvre de la Société qui s’étale sur un
demi-siècle, il convient de rappeler brièvement ses origines et son évolution
ainsi que le milieu tant historiographique que socio-religieux dans lequel elle
a évolué. Il n’est point question ici de raconter dans le détail l’histoire
interne de la Société. Plutôt que de relater les péripéties d’un organisme
soutenu à coup de bonne volonté pendant un demi-siècle et ce, avec une fidélité
remarquable – histoire du reste non sans intérêt par ce qu’elle nous apprend
sur les hommes et les femmes qui l’ont faite et sur le climat dans lequel ils
ont travaillé – nous avons choisi de nous attacher à l’aspect le plus visible
de la Société, à savoir sa production historique publiée dans les actes de ses
congrès annuels appelés aussi Sessions d’étude ou, autrefois, Rapport
annuel.
Dans un article publié il y a à peine dix ans, le père Gaston
Carrière, historien et témoin privilégié puisqu’il compte parmi les plus
prolifiques des collaborateurs aux congrès annuels, a dit l’essentiel sur les
origines et le développement de la Société. Née de l’idée de James F. Kenney,
archiviste aux Archives publiques du Canada, la Société prit à l’origine comme
modèle 1’American Catholic Historical Association, fondée en 1919,
florissante société qui publiait la Catholic Historical Review. Au début du siècle, la
France, pour sa part, avait vu les chercheurs en histoire ecclésiastique se
regrouper en une Société d’histoire de l'Église de France qui publiait elle
aussi un périodique depuis 1910. C’est l'Allemagne qui avait ouvert la voie
avec la fameuse société Gôrres aux séries de publications scientifiques
renommées dès les années 1880. À Louvain, la Revue d’histoire ecclésiastique
s’était affirmée dès 1900 la grande revue internationale d’histoire du
catholicisme et fournissait par sa bibliographie un instrument indispensable
aux chercheurs en histoire religieuse et même aux historiens curieux d’autres
secteurs de l’historiographie. En somme, en 1933, les Canadas français et
anglais ne manquaient pas de modèles.
La Société, dont l’objet est le passé de
toute l’Église catholique du Canada, regroupera, dans la pensée de ses
fondateurs, francophones et anglophones en deux sections divisées selon la
langue. Les congrès annuels sont conjoints jusqu’en 1963. Depuis cette date,
les réunions ont lieu séparément. La Société semble s’être rendue à une évidence
que les habitués de congrès dits nationaux de ce pays connaissent bien. Vu le
faible taux réel de bilinguisme et la divergence des intérêts, anglophones et
francophones se lassent tôt ou tard de se réunir. De plus, l’espace étudié par
la section française est autre que celui de l’anglaise. Mis à part les missions
du Grand Nord et les poches de peuplement dans l’Ouest, les Canadiens français
sont avant tout intéressés par le monde religieux francophone qui s’étend de
Moncton à Sudbury quand ce n’est pas celui du Québec tout court. Les Canadiens
anglais, par contre, ne peuvent se désintéresser d’un catholicisme qui pousse
des racines de Terre-Neuve à la Colombie britannique. D’où l’éclatement
inévitable du congrès annuel.
La publication des actes en un seul volume
et des liens organiques au niveau des deux exécutifs constituent donc les seuls
signes tangibles de l’unité de la Société.
Encouragée par les évêques et en
particulier par le cardinal Villeneuve, la Société connaît un départ lent puis
se développe pour atteindre au milieu des années 1940 près de cinq cents
membres dans sa seule section française, ce qui représente un sommet inégalé
depuis. Dès les origines, la Société est ouverte aux laïcs: elle a compté 11
laïcs sur 25 présidents pendant les quarante premières années. Cependant, des
283 communications publiées durant la même période, 83 seulement l’ont été par
des laïcs: le nombre élevé des clercs s’explique du fait que certains
ecclésiastiques se révèlent bien prolifiques: 5 prêtres donnent de 5 à 8
communications chacun des débuts à 1973. La proportion des laïcs croît de
façon très significative après 1960 comme on le verra plus loin. L’activité de
la Société englobe tout le Canada français et non seulement les grands centres:
de 1933 à 1983, elle a tenu son congrès annuel dans 25 diocèses dont 10 hors
Québec. Québec a reçu la Société 6 fois, Montréal et Ottawa 4 fois chacun.
Les buts de la Société, tels que définis
par les fondateurs, sont ambitieux. Elle veut «grouper les étudiants»
c’est-à-dire les chercheurs et les amateurs de l’histoire catholique du Canada.
Elle veut les aider à transmettre au public le fruit de leurs recherches: d’où
la publication du rapport annuel. Elle vise aussi à créer des instruments de
travail (catalogues d’archives, collections de documents, etc. ). Cet objectif
sera loin d’être atteint. Il sera repris en partie par le Rapport de l’archiviste
de la Province de Québec, puis après 1970, avec plus de succès et plus de
suite, par le Centre de recherche en histoire religieuse de l’Université
Saint-Paul. Cependant, le père Sheehan de la section anglaise a lancé en 1965
une bibliographie couvrant toute l’histoire religieuse canadienne. Continuée en
1970 par le père Hanrahan puis par le père Hogan en 1976, cet outil fort bien
fait est vite devenu indispensable à tous les chercheurs. Recensant livres et
périodiques, il complète les bibliographies courantes de la Canadian
Historical Review et de la Revue d’histoire de l’Amérique française. Quant aux buts
originels d’établir des dépôts de documents et d’objets historiques, il sont
restés lettre morte. Les progrès des institutions d’archives depuis une
vingtaine d’années ont répondu à ce voeu. Enfin, la Société visait à élever le
niveau de l’enseignement de l’histoire dans les maisons d’éducation
catholiques. La forte proportion de professeurs de collèges classiques dans la
Société dès le début peut laisser croire qu’elle a exercé alors une bonne
action dans ce domaine.
Ainsi, laissant à d’autres les diverses fonctions d’inventaire
d’archives ou de didactique qu’elle avait rêvé de remplir, la Société a
consacré l’essentiel de ses énergies à l’organisation de congrès annuels et à
la publication des actes. De plus, à partir de 1965 comme nous l’avons précisé
plus haut, elle publie une précieuse bibliographie courante annexée aux actes
des congrès annuels.
***
C’est à ses fruits qu’on juge l’arbre. Le grand oeuvre de la
Société étant la tenue des congrès annuels et la publication des actes, nous
nous pencherons sur ces productions pour en dégager quelques caractères. Nous
avons procédé d’une façon un peu sommaire, comparant la production de deux
décennies. La première est celle des années 1941 à 1950 alors que la Société,
fondée depuis sept ans, a, après quelques tâtonnements, atteint sa vitesse de
croisière. La seconde va de 1971 à 1980: c’est à peu près celle qu’on connaît
encore aujourd'hui. Nous limitons nos remarques aux textes publiés qui
représentent près de neuf dixièmes des textes présentés aux congrès. Ce qui permet
de dire que celui qui est invité à parler au congrès est presque
automatiquement assuré de la publication. Les textes non publiés semblent être
soit des textes non rédigés ou des communications que les auteurs veulent retravailler
ou encore des textes promis ailleurs.
Nous avons retenu d’examiner ici le statut
(clerc ou laïc; séculier ou régulier), la distribution spatiale des sujets
d’étude, les «genres» et secteurs de l’histoire abordés (biographie,
institutions, etc.) et enfin les périodes étudiées.
Un premier trait saute aux yeux: la
proportion clercs/laïcs se modifie beaucoup entre 1940 et 1980. Dans la
décennie 1940, on compte deux clercs pour un laïc parmi les conférenciers
publiés; dans la décennie 1970-1980, les deux groupes sont à égalité.
Historiens clercs et laïcs se distinguent
quant à la production. Les premiers ont tendance à s’intéresser plus à
l’histoire interne de l’Église. Souvent gardiens d’archives ou ayant un accès
facile aux archives diocésaines ou à celles de leur congrégation, ils
disposent d’un matériau riche et inexploité. Documentation qui peut remonter à
des époques reculées comme celle du Séminaire de Québec ou porter sur des
régions immenses comme celle des Oblats. Les travaux qu’ils présentent reflètent
les faiblesses et les forces de leur documentation.
Ces historiens clercs se limitent trop
souvent aux horizons de leur paroisse ou de leur diocèse. Quand ils sont d’une
congrégation, ils affichent une tendance nette (ou est-ce simplement leur
mandat d’historiographe de l’ordre?) à se limiter à éclairer ou à célébrer les
gloires de leur famille religieuse. On songe irrésistiblement ici au mot de
l’abbé Henri Bremond: «le jésuite se lève tôt chaque matin pour écrire la vie
édifiante d’un autre jésuiste. » Sinon à cet autre mot d’ecclésiastique : «Vanter
son curé, quelle pitié; vanter son vicaire, quelle misère! » Ainsi, sur la
vingtaine de communications des années 1940 produites par des religieux et
religieuses, seize portent sur la congrégation de leur auteur. Cependant, cette
tendance s’atténue avec le temps. Dans les années 1970, moins de la moitié de
la vingtaine de communications présentées par des religieux et religieuses
traitent de la congrégation de leur auteur. Soulignons en passant que la
production abondante sur les communautés religieuses aide à comprendre la
bonne place des religieuses parmi les auteurs et les sujets traités et donne
ainsi aux femmes tant auteurs que sujets une place respectable dans les actes
des congrès annuels.
Les historiens laïcs se montrent intéressés
à l’histoire de l’Église catholique moins en elle-même que comme élément de la
société canadienne-française. Dans les années 1940, les rapports entre l’Église
et l’État et la situation légale de l’Église constituent des thèmes récurrents.
Plus nombreux et mieux outillés que leurs prédecesseurs, des historiens laïcs
des années 1970 ouvrent des chantiers neufs. Le plus souvent, ce sont de jeunes
diplômés des départements d’histoire qui produisent en quantité de bon ouvriers
de l’histoire depuis les années 1960.
Le caractère ambulant des congrès souvent
tenus dans les diocèses périphériques aide à diversifier régionalement sujets
d’études et collaborateurs. Dans les années 1940, si le tiers des articles
porte sur l’histoire générale du catholicisme canadien-français, les deux tiers
traitent spécifiquement de questions liées à une région. On y trouve une belle
diversité qui reflète en bonne partie les lieux des congrès. Saint-Hyacinthe et
la vallée du Richelieu, la région de Nicolet et le diocèse de Joliette comptent
parmi les plus étudiées avec le Manitoba. Viennent ensuite, loin derrière, les
régions de Montréal, Québec et Sherbrooke.
Trente ans plus tard on trouve le même souci de diversification
spatiale. Des 61 communications publiées, 38 évoquent l’histoire dans le cadre
diocésain ou régional. Chicoutimi et le Lac-Saint-Jean apparaissent le plus
souvent (7 articles) suivis de Gaspé, Saint-Hyacinthe et Sherbrooke (5 et 4).
Québec et Ottawa suivent avec 3 articles chacun. Le Manitoba compte deux
articles (après avoir connu un congrès mémorable et une pluie d’articles à la
fin de la décennie précédente).
Les exposés portent donc le plus souvent sur l’espace diocésain
dans lequel se déroule le congrès. Mais cette règle souffre heureusement moult
exceptions, qui enlèvent de l’homogénéité aux actes mais élèvent souvent le
niveau de la publication. Ces communications portent soit sur un problème plus
vaste ou sur une autre région.
Tant dans les années 1940 que dans les
années 1970, c’est la biographie qui reste le genre le plus souvent pratiqué.
Trois laïcs méritent l’attention d’un exposé dans les années 1940 contre une
douzaine de clercs incluant trois évêques. Dans les années 1970 on n’entend
plus parler des laïcs tandis que cinq des sept biographies ont trait à des
évêques.
L’organisation ecclésiastique reçoit aussi
une attention privilégiée plus de 12 exposés dans les années 1940 qui
s’expliquent, il est vrai, par un congrès autour du thème de la paroisse. Dans
les années 1970, on trouve encore 7 communications sur les questions de
juridiction et de relations ecclésiastiques internes. Et nous n’incluons pas
ici les exposés sur le problème voisin des rapports de l’Église et de l’État
qui compte 7 exposés dans les années 1940 et 3 dans les années 1970.
L’éducation, et plus particulièrement
l’oeuvre des collèges classiques, constitue un autre domaine de choix: 5
exposés durant les années 1940 et 9 pour les années 1970.
L’histoire des congrégations religieuses
est cultivée tout au long de ces deux périodes. Au moins 6 exposés ont trait
aux congrégations dans les années 1940 dont 4 aux congrégations féminines. Le
total, 9 dans les années 1970, est à peu près partagé également entre
congrégations masculines et féminines. Ces chiffres doivent être majorés du
fait que l’action de congrégations a pu être classée dans un sous-thème comme
celui des missions.
Les articles sur le sentiment religieux, la
spiritualité et la pastorale sont relativement peu nombreux: 5 au total pour
chaque période étudiée. Rappelons cependant qu’on trouve de riches notations
dans les biographies et monographies de congrégations citées plus haut.
L’histoire de l’Église reste celle des clercs tandis que «le peuple chrétien»
sert de décor assez passif et mal connu.
On est surpris de voir des secteurs tout à
fait sous-développés l’action catholique, la catéchèse, l’action sociale et le
syndicalisme, la colonisation, les rapports entre l’Église et la vie
économique, les relations ou tout au moins la coexistence avec les autres
confessions et les relations inter-ethniques dans l’Église catholique. Tous ces
riches thèmes n’ont fait l’objet que d’un exposé chacun.
Malgré trois communications dans les années
1940 sur les missions au Canada et trois autres dans les années 1970 sur les
Prêtres des Missions-Étrangères, on reste surpris de peu de place accordée à ce
secteur si important dans le passé de l’Église catholique canadienne. Il est
vrai que le domaine reste encore à peu près inexploré en dehors de quelques
travaux de propagande missionnaire.
L’histoire de l’art religieux n’est
représentée que par deux exposés dans les années 1940 et le même nombre dans
les années 1970. C’est peu compte tenu de la richesse du matériau et de son
apport à l’intelligence du religieux.
Des domaines capitaux pour la compréhension
du monde actuel autant que du passé sont encore terra incognita dans les
actes comme, par exemple, la vie morale et les organisations de jeunesse.
La répartition des articles suivant
l’époque étudiée offre un équilibre remarquable et beaucoup de stabilité. Dans
les années 1940, le Régime français compte pour 16% des articles; dans les
années 1970, cette proportion est de 22%. La période qui va de la Conquête à la
Confédération compte pour 30% des articles dans les années 1940; elle baisse à
15% dans les années 1970. La période après 1867 compte pour 36% des articles
dans les années 1940. Dans la décennie 1970, nous distinguons deux
sous-périodes. Les années de 1867 à 1929 et celles de 1929 à nos jours se partagent
assez également les 60% des articles. Signalons que les articles non «périodisables
» pendant les deux décennies constituent moins de 15 de chaque total.
En somme, on remarque une importance
primordiale accordée à la période qui précède immédiatement la période
contemporaine. Quant aux articles traitant de la période contemporaine, ils
confinent le plus souvent au témoignage plus qu’ils ne constituent une étude
historique, c’est-à-dire critique. Notons que le Régime français n’est pas
surreprésenté comme dans la Revue d'histoire de l’Amérique française d’avant
1970. La place ample faite à l’histoire des cent dernières années vient sans
doute du caractère itinérant des congrès qui se retrouvent souvent dans des
diocèses jeunes ou tout le moins fondés après 1840.
***
L’action de la Société est loin de se
dérouler en vase clos. Aussi est-il utile de s’arrêter brièvement sur les
conditions de l’Église catholique, de la société canadienne-française et de
l’historiographie pendant le dernier demi-siècle pour mieux comprendre l’oeuvre
de la Société.
La Société naît dans les années 1930 en un
temps où quelques esprits inquiets s’interrogent déjà sur le catholicisme d’ici
comme en témoignent la Relève ou la Revue dominicaine du temps.
On est aussi au plus creux de la crise économique. L’action catholique connaît
alors une belle expansion au Canada français avec, surtout, la Jeunesse
ouvrière catholique et la Jeunesse étudiante catholique. Les missions
étrangères sont elles aussi en pleine floraison. Puis vient la guerre et
surtout l’après-guerre, période dont les craquements annoncent les années
1960. L’urbanisation s’accélère alors et la société de consommation s’étend.
Après 1960 les digues éclatent: sécularisation de la pensée, dé-cléricalisation
des institutions, chute brutale de la pratique religieuse et du recrutement
clérical, désaffection à l’endroit du religieux puis, après 1970, engouement
chez plusieurs pour les cultes et les sectes jusqu’ici sans contact avec la
culture canadiennefrançaise.
Tous ces ébranlements et bien d’autres
restent en général absents du questionnement historiographique. Même des
phénomènes plus proprement religieux comme la surenchère d’orthodoxie des
années 1950 ou la poussée mariale de la même époque suscitent relativement peu
d’études historiques de nature critique. Tout se passe comme si la Société
était pour beaucoup d’esprits le refuge où on célèbre les grandes heures et les
grandes figures rassurantes d’un passé proche ou lointain, ou l’occasion de
répondre à des questions que personne sauf un historien loin de son temps peut
penser soulever. Disons cependant que des progrès dans les méthodes de
l’historiographie se sont faits sentir à partir de 1960 surtout. De nombreux et
jeunes collaborateurs tant laïcs que clercs ont diversifié le discours de la
Société, le rendant plus critique et généralement moins laudatif.
À l’origine, la Société était le fait d’un
petit nombre d’historiens surtout clercs où les autodidactes de l’histoire
comme les Maheux et les Maurault dominaient. Aujourd’hui, la Société ouvre plus
grands ses congrès à des conférenciers venant d’horizons plus larges:
historiens de métier de toutes les générations et spécialistes des sciences
humaines comme la sociologie.
Force est de constater cependant, et ce
sans doute à cause du caractère régional des thèmes, que les amateurs aux
intérêts étroitement locaux ou congréganistes occupent encore dans les congrès
une place demesurée. Faut-il préciser qu’il n’est pas ici question de déprécier
l’histoire régionale ni celle d’une congrégation particulière? Mais Clio a ses
règles selon lesquelles on doit juger l’artisan de l’histoire à quelque échelle
qu’il travaille. Un manque d’esprit critique appliqué à une documentation unilatérale
portant sur des questions mal posées conduit à des résultats décevants quelle
que soit l’envergure du sujet abordé.
En dépit d’un bilan quantitatif qui
impressionne, la Société ne saurait réclamer le monopole de la production en
histoire religieuse. En 1933, les rares historiens du religieux publiaient déjà
depuis longtemps. Ils continueront de le faire dans le Bulletin des
recherches historiques, dans les Mémoires de la Société royale du Canada
sans parler des Cahiers des Dix ni des périodiques de congrégations
comme Études oblates ou Lettres du Bas-Canada des jésuites. À partir de
1947, la Revue d’histoire de l Amérique française accueille largement la
prose des historiens du religieux. Après 1970, la mode de l’histoire des
idéologies et de l’histoire sociale favorise la parution de nombreux articles
dans Recherches sociographiques et de quelques-uns dans Histoire
sociale/Social History. La prolifération des revues d’histoire régionale
depuis les années 1960 comme les Cahiers d’histoire de la Gaspésie et
qui publient beaucoup d’articles sur le passé religieux, aide aussi à
comprendre l’abondance de la production. Rappelons enfin que la section
anglaise de la Société publie à l’occasion dans les actes des articles de
qualité sur l’Église au Canada français. On peut suivre ce mouvement dans les
excellentes bibliographies courantes de la RHAF et dans celle de la Société.
Ainsi, on constate que les auteurs d’histoire religieuse n’ont jamais manqué de
débouchés. Et la production a été incontestablement stimulée par l’existence
de la Société qui, au surplus, a fourni un forum national au sens
canadien-français du terme, pour les historiens du catholicisme d’ici.
Des groupes d’historiens du catholicisme se
sont également constitués parallèlement à la Société. Ainsi, le 4 octobre 1970
avait lieu à Saint-Gervais-de-Bellechasse le premier colloque du Groupe d’étude
des religions populaires lancé par le dominicain Benoît Lacroix. Douze
colloques annuels (sauf en 1979) ont suivi. Malgré l’objet quelque peu fuyant
et imprécis du Groupe, les colloques ont donné lieu à des travaux historiques
de valeur. Sans résoudre la question complexe à souhait de la religion
populaire, à commencer par la notion même de religion populaire, les colloques
ont fourni une belle démonstration de la fécondité de l’approche par thèmes en
histoire religieuse. Le mieux réussi des colloque reste Les pèlerinages au
Québec tenu à l’Université du Québec à Trois-Rivières en 1976 et publié
sous ce titre aux Presses de l’Université Laval en 1981.
Dans les années 1970 a fleuri à Laval le
Laboratoire d’histoire religieuse animé par le dynamique Hervé Gagné. Le
Laboratoire a organisé des colloques et constitué un lieu d’échanges pour les
historiens du religieux de Laval et d’ailleurs. Sous son égide est publiée une
collection de travaux aux Presses de l’Université Laval. Le CELAT (Centre
d’étude sur la langue, les arts et les traditions populaires des francophones
en Amérique du Nord) a recueilli en partie l’héritage du Laboratoire.
***
La Société ayant pour but de faire
connaître le passé de l’Église catholique canadienne, on peut légitimement
s’interroger sur son public et sur son rayonnement. La liste des membres de la
section française de 1979 comprenait 138 personnes et une centaine d’institutions.
Les personnes sont surtout des historiens tandis que les institutions sont
avant tout des bibliothèques d’universités ou de congrégations religieuses. Les
actes des congrès connaissent ainsi une bonne diffusion dans les bibliothèques.
Un membre sur six de la Société est une femme ou une congrégation féminine. Une
soixantaine d’abonnés se recrutent dans des provinces autres que le Québec soit
surtout l’Ontario (Ottawa y occupant la bonne place), le Manitoba et le
Nouveau-Brunswick. Une douzaine d’abonnements viennent des États-Unis. Les neuf
autres sont surtout des bibliothèques parisiennes et romaines.
Les actes sont dépouillés dans de grands
répertoires bibliographiques tel celui de la Revue d’histoire
ecclésiastique de Louvain, le Religion Index Two: Multi-Author Works, la bibliographie de la Revue
d’histoire de l’Amérique française, celle de la Canadian
Historical Review, dans le Bulletin signalétique 527 (histoire et sciences de la religion),
dans la Bibliographie annuelle de l’histoire de France et dans America, History
and Life sans oublier la bibliographie de la S.C.H.E.C. mentionnée plus haut.
L’utilisation dans des travaux de synthèse et la citation dans
des survols critiques constituent d’autres indices du rayonnement d’une
publication. À ce chapitre, les actes ne font pas mauvaise figure. Dans le tome
second de sa classique synthèse The Christian Church in Canada, John Sargent Moir
cite à l’occasion les rapports annuels sur des questions qui n’ont pas été
traitées ailleurs. Dans son étude des congrégations féminines au Canada
français, soeur Marguerite Jean cite dix articles relatifs à son sujet: huit
viennent des rapports annuels de la Société. Dans la bibliographie de leur
analyse des communautés religieuses, Denault et Lévesque donnent quelque 25
titres d’articles: le rapport annuel y figure onze fois contre quatre pour la Revue d’histoire de
l'Amérique française. Quant à Chaussé, dans la bibliographie copieuse de son Lartigue,
il ne donne pas moins de 23 articles du rapport annuel ayant trait surtout au
premier tiers du XIXe siècle. Nous avons vu que la Société s’est
toujours intéressée aux «francophones hors Québec». Le fait trouve
confirmation dans l’état de la recherche sur l’Église catholique en Acadie par
Fernand Arsenault dans la Revue de l’Université de Moncton de mars 1982.
Des 14 articlesretenus, six sont tirés des actes de la Société (dont l’un en
anglais).
La tâche des responsables de la Société est
des plus délicates. Garder la faveur d’un large public de curieux de l’histoire
religieuse suivant la pensée des fondateurs et éviter de sombrer dans la
société pour initiés. Garder aussi le contact avec les petits et moyens centres
sans pour cela tomber dans le «localisme» étriqué. Assurer un minimum de
rigueur en matière de science historique tout en restant lisible à une époque
où l’historiographie savante est tombée entre les mains de praticiens qui
semblent n’écrire que pour être lus de quelques pairs. Et enfin, éviter le
piège par excellence de ces sociétés, soit le panégyrique ou l’hagiographie.
***
Un cinquantenaire ne saurait se réduire à
évoquer le travail accompli. L’histoire du catholicisme au Canada et au Canada
français semble promis à un bel avenir. Certes le nombre des ouvriers de
qualité reste paradoxalement peu considérable malgré la prolifération des
diplômés en histoire depuis vingt ans et l’accroissement des vocations tardives
d’historiens amateurs portés par le nostalgisme, le régionalisme et le culte du
patrimoine qui nous hantent. Toutefois, des conditions nouvelles favorisent
l’histoire religieuse. L’histoire dite sociale est devenue l’étendard des
historiens qui se veulent vivants. L’histoire sociale a braqué ses projecteurs
sur les travailleurs, tant dans leurs conditions de vie que dans leur
organisation, les femmes, la vie urbaine et d’autres secteurs qui tôt ou tard
rencontrent le phénomène religieux. Déjà les actes des congrès de la Société
reflètent, timidement il est vrai, ce renouveau.
Une autre chance de l’histoire religieuse, c’est
l’ouverture à une histoire plus soucieuse du vécu. Les ébranlements de la
religion chez nous depuis deux décennies ont amené des penseurs, clercs surtout
mais aussi laïcs, à s’interroger plus profondément sur l’essentiel du
catholicisme. Ces inquiétudes n’ont pas été sans profiter aux historiens qui ne
sont pas entièrement coupés de leur temps et qui, suivant le beau mot de Lucien
Febvre, «interrogent les morts» certes mais «en fonction des vivants».
Mon ultime mot sera pour vous remercier de
votre patience face à ces considérations parfois sans ménagement,
considérations qui peuvent détonner au milieu de célébrations d’un demi-siècle
de travail fait dans la joie et la collaboration. Croyez que mes propos restent
inspirés par le désir de rendre meilleur ce forum stimulant et essentiel qui
nous fait mieux connaître l’homme d’ici dans une dimension essentielle de son
vécu. Croyez aussi qu’ils sont inspirés par ma fidélité depuis près de vingt
ans à suivre les travaux de notre Société. Et, considération non négligeable,
de vingt ans et plus à goûter l’amitié de plusieurs d’entre vous, amitié qui
nous réconforte dans cette longue traque souvent solitaire de l’homo
religiosus d’ici.
Pierre
SAVARD
Département
d’histoire
Université d’Ottawa