S.C.H.E.C.. Sessions d’étude, 50 (1983),
381-402
L’Église catholique et l’évolution politique
du Québec de 1964 à 1980
Depuis le début de la Révolution tranquille, en 1960,
jusqu’à la période du référendum sur l’avenir constitutionnel, en mai 1980, le
Québec a connu des changements si nombreux et si profonds que l’on n’a pas fini
d’en dresser l’inventaire et d’en mesurer les conséquences.
Dans le
domaine culturel et social, les valeurs qui avaient présidé à la vie collective
jusqu’à 1960 ont fait place à des valeurs nouvelles. Les institutions sociales
et culturelles ont subi l’effet de cette mutation. Elles revêtent aujourd’hui,
pour la plupart, des formes et des structures que l’on n’eût point soupçonnées
il y a 20 ans. Le système politique a résisté tant bien que mal, jusqu’à ce
jour, aux assauts du changement. Au plan politique, il s’est néanmoins produit
des mutations significatives dans l’opinion publique, dans l’alignement des
forces, dans le discours et dans la hiérarchie des valeurs auxquelles adhèrent
les citoyens.
On m’a
invité à examiner le rôle que joue l’Église dans cette mutation historique. Mes
réflexions porteront sur trois thèmes principaux: I) La sécularisation des
institutions sociales et culturelles; II) Les rapports de forces au plan
économique et social; III) La question nationale.
Avant
d'examiner chacun de ces aspects, je voudrais cependant commencer ces propos
par un bref rappel de la situation de l’Église québécoise à l’aube de la
Révolution tranquille.
Extérieurement,
l’Église du Québec, vers la fin des années 50, est encore au faîte de son
prestige. Depuis déjà plusieurs années, le cardinal Paul-Émile Léger exerce à
Montréal une autorité morale et religieuse dont le rayonnement s’étend à tout
le Québec. L’unité de l'épiscopat, dangereusement compromise au temps de
Monseigneur Joseph Charbonneau, paraît s’être rétablie. Le lien avec Rome est
direct et solide. Dans leurs diocèses respectifs, les évêques continuent de
bâtir des temples et de diriger des réseaux importants d’oeuvres culturelles,
sociales et religieuses. Au plan de l’éducation, de la santé et des services
sociaux, ils peuvent en outre s’appuyer sur des communautés religieuses dont
chacune dirige ses propres oeuvres et entreprises.
À cette époque, le thème de la planification et de la
rationalisation dans l’emploi des ressources est à la mode dans l’Église du
Québec. Nombreux sont les diocèses qui recourent à des sociologues pour dresser
un inventaire de leurs ressources et mettre au point des plans d’action pour
l'avenir. Dans plusieurs endroits, on bâtit encore des évêchés de style seigneurial,
des cathédrales majestueuses, des temples coûteux et des édifices destinés à
des clientèles nombreuses et stables de séminaristes, d’étudiants, de
retraitants, de patients.
Déjà, l’Église est travaillée de l’intérieur par des courants de
remise en question qui l’invitent à réexaminer son établissement au Québec.
Quant au peuple québécois, il a commencé dès les années du deuxième conflit
mondial à subir les assauts d’un puissant courant de mutation culturelle,
morale et sociale qui atteint désormais toutes les sociétés industrialisées.
Mais extérieurement, rien de cela ne paraît encore important et
fondamental. Vers la fin des années 50, de sérieuses divergences opposaient
certains dirigeants laïcs de l’Action catholique à l’épiscopat en matière d’orientations
pastorales. L’épiscopat, convaincu que la société québécoise n’avait pas changé
en profondeur, voulait mettre le cap sur une pédagogie plus traditionnelle:
méthodes apostoliques simples, accent sur les mouvements de masse, priorité aux
questions de moralité publique, etc... Les dirigeants laïcs insistaient au
contraire sur la nécessité d’une pédagogie de reconstruction en profondeur, de
pénétration par l’intérieur des nouvelles réalités d'aujourd’hui. Un jour,
dans une formule saisissante, un dirigeant d’Action catholique aujourd’hui
disparu, qui possédait une intuition prophétique extraordinaire, Fernand
Cadieux, eut cette remarque devant les membres de la Commission épiscopale
d’Action catholique: «Notre affaire ressemble à une immense tapisserie qui
brillerait encore de tout son éclat aux yeux de l’observateur non averti, mais
qui serait à la veille de s’écrouler par pans entiers, tant ce qui la soustend
a séché».
Cette observation ne fut guère comprise à
l’époque. Elle est néanmoins cruciale pour notre propos. Non seulement
devait-elle être confirmée par la suite à travers la chute dramatique de la
pratique religieuse et des vocations sacerdotales et religieuses. Mais elle
indiquait surtout, bien avant que ne commence sa phase publique en 1960, que
la Révolution tranquille était déjà à l’oeuvre au sein de la société et de
l’Église québécoise. En ce qui touche l’Église, les observations suivantes
s’imposent:
1- elle était déjà profondément travaillée de
l’intérieur par les facteurs d’érosion dont on allait mesurer dans les années
suivantes les lourdes conséquences;
2- déjà, dans son sein même, un pluralisme
vigoureux avait pu s’implanter quant à la manière de percevoir les réalités
d’aujourd’hui et surtout à l’attitude à tenir devant les conditions nouvelles
de la vie politique, économique, sociale et culturelle.
C’est donc une Église encore très forte
extérieurement et apparemment très unie autour d’une ligne de conduite plutôt
traditionnelle qui s’engage avec le Québec dans la phase publique de la
Révolution tranquille à compter de 1960. Mais en réalité, cette Église est déjà
profondément travaillée par les grandes interrogations qui feront bientôt
surface sur la place publique. Autant elle sera affectée par les changements
qui s’en viennent, autant l’Église du Québec aura contribué, sans toujours le
savoir, à les préparer.
À la lumière de ce contexte général, voyons
maintenant comment l’Église du Québec a agi entre 1960 et 1980 autour de chacun
des grands thèmes que j’évoquais tantôt. Je devrai, faute de temps, m’en tenir
presqu’exclusivement à la partie francophone de l’Église québécoise. Ayant
moi-même été un acteur très engagé pendant cette période, je tenterai aussi de
vous parler beaucoup plus à la manière d’un témoin que d’un juge.
I
LA SÉCULARISATION DES INSTITUTIONS SOCIALES
ET CULTURELLES
À la fin des années 60, les écoles
publiques du niveau primaire et secondaire relevaient d’un Département de
l’Instruction publique contrôlé et dirigé à toutes fins utiles par deux comités
confessionnels, dont le plus important – le Comité catholique – était formé
pour moitié de membres de l’épiscopat qui exerçaient au sein de cet organisme
une influence nettement plus forte que leurs collègues laïcs. Au niveau
collégial, le Québec comptait une quarantaine de collèges classiques: presque
tous étaient soit des séminaires diocésains, soit des oeuvres dirigées par des
congrégations religieuses. Au niveau universitaire, nous comptions trois
institutions francophones: toutes les trois étaient des universités
catholiques. Dans le domaine des hôpitaux et des services sociaux, la plupart
des institutions alors existantes étaient possédées et dirigées par des
congrégations religieuses. Dans le domaine des loisirs, des syndicats, des
coopératives, des pans importants de l’activité échappaient déjà à l’influence
directe de l’Église. Mais tout compte fait, l’influence de l’Église demeurait
considérable dans ces secteurs. Il en allait de même dans le secteur de l’imprimé
et des communications, où l'Église disposait encore de maintes entreprises
importantes: journaux quotidiens, journaux hebdomadaires, publications
périodiques, maisons d’édition.
Vingt ans plus tard, la situation a radicalement changé. Dans le
secteur de l’enseignement, la Direction générale est maintenant publique et
séculière. Au sommet de la pyramide, on trouve un ministre de l’Éducation,
investi de pouvoirs considérables sur l’ensemble du système. Aux autres
niveaux, les structures de direction ont été aménagées suivant les normes
édictées par la société civile et relevant de cette dernière. Les milieux où
l’Église exerce une influence comparable à celle d’hier sont désormais des
établissements privés, dont la clientèle est nettement minoritaire.
Dans le secteur des hôpitaux et des services sociaux, la même
orientation s’est imposée. La très grande majorité des établissements sont
maintenant des institutions séculières au sein desquelles l’'Église jouit
encore, le plus souvent, d’une présence active, mais où elle n’exerce plus de
rôle directeur.
Dans le secteur des coopératives et des syndicats de
travailleurs, la tendance à l’émancipation de la tutelle religieuse
qu’annonçait déjà le changement de nom et d’orientation de l’ancienne
Confédération des Travailleurs catholiques du Canada (devenue dès avant la
Révolution tranquille la CSN), puis de l’ancienne Union des Cultivateurs
catholiques du Québec (devenue PUPA), n’a fait que s’accentuer. Il n’y a guère
plus que les Caisses populaires qui conservent encore une orientation
expressément «catholique», mais, là comme ailleurs, l’esprit a beaucoup changé.
Ce qu’il convient d'abord de noter, c’est
que ces changements majeurs se sont faits sans donner lieu à une guerre de
religion.
Du côté des dirigeants politiques qui
eurent à prendre des décisions radicales, il n’y eut ni hostilité envers la
religion ou l’autorité religieuse, ni volonté d’exclure l'Église de la vie
ordinaire ou de la camper dans un enclos étroit. La plupart des dirigeants en
question étaient eux-mêmes des membres actifs de l’Église catholique. Ils
n’eussent point souffert que des changements majeurs se fassent contre
l’Église.
La logique qui conduisit aux changements
que l’on enregistre aujourd’hui fut tout autre. Ce fut une logique inspirée par
ce mélange de démocratie libérale et de démocratie sociale qui fut un trait
caractéristique des orientations politiques de la Révolution tranquille. Au nom
de la justice sociale, on voulut procurer à tous les citoyens, dans toutes les
régions, des services éducatifs, sociaux et sanitaires d’égale qualité. Cela ne
pouvait qu’entraîner une multiplication des besoins allant bien au-delà des
possibilités des réseaux maintenus par les diocèses et les congrégations
religieuses. Au nom de cet idéal de justice sociale, on voulut également
instaurer dans l’ensemble des réseaux institutionnels du secteur public et
para-public un régime de négociations collectives inspiré des normes les plus
avancées en Amérique du Nord. Il devait fatalement en découler une injection
beaucoup plus massive de fonds publics dans les secteurs de l’éducation et des
affaires sociales, ainsi qu’un processus de normalisation des règles de
fonctionnement entraînant fatalement un rôle directeur beaucoup plus fort que
l’État. Il ne restait plus ensuite, au nom d’une gestion démocratique des fonds
publics, qu’à faire en sorte que les services d’enseignement, les services
sociaux, hospitaliers et sanitaires soient restructurés en conséquence.
L’essentiel de cette transformation fut effectuée dès les années 1960 à 1966,
sous le gouvernement Lesage. Les gouvernements suivants durent poursuivre dans
la même voie, y compris celui de Daniel Johnson dont le Parti avait pourtant
dénoncé avec vigueur ces changements au temps où il siégeait dans l’Opposition.
Le seul geste modérateur que put faire Daniel Johnson, ce fut l’adoption de la
loi sur l’enseignement privé, grâce à laquelle subsistent encore au Québec une
centaine d’institutions privées d'enseignement. Mais c’est aussi sous le règne
de Daniel Johnson que fut créée cette institution laïque et publique par
excellence qu’est l’Université du Québec.
Du côté des autorités religieuses,
l’arrivée du cardinal Paul-Émile Léger à Montréal en 1950 avait fait croire à
un virage vers la droite en matière religieuse autant qu’en matière sociale et
culturelle. Le nouvel archevêque était connu pour ses accointances avec les milieux
conservateurs du Vatican. Après les nombreuses entreprises de libéralisation
amorcées par son prédécesseur, Monseigneur Joseph Charbonneau, on s’attendait à
ce que Monseigneur Léger amorce une orientation contraire. Quoi qu’il en ait
été des motifs qui inspirèrent la nomination du cardinal Léger ou la première
phase de son action pastorale à Montréal, il devait prendre dès le tout début
des années soixante une orientation plutôt inattendue, laquelle, avec les
gestes plus discrets mais non moins significatifs de l’archevêque de Québec, le
cardinal Maurice Roy, donnerait le ton à l’action de l’Église pendant la
période qui suivit.
Le cardinal Léger avait vu très tôt que le
clergé et les communautés ne pourraient pas conserver indéfiniment le monopole
des postes d’autorité dans l’enseignement et les institutions de santé et de
service social. Aussi, avec bien d’autres chefs ecclésiastiques,
s’employa-t-il très tôt à ouvrir à des laïcs l’accès de postes de commande qui
avaient été jusque là réservés à des clercs ou à des religieux.
Mais cette logique devait en entraîner une
autre. Une fois investis de postes de commande dans les institutions relevant
de plus en plus de la société civile pour leur financement et leur
fonctionnement ordinaires, les responsables laïcs de ces institutions ne
pouvaient souffrir longtemps de relever de la tutelle ecclésiastique. Aussi,
les premiers gestes du cardinal Léger nommant des laïcs à des postes de
commande dans les écoles normales, les collèges et les institutions relevant
de son autorité, allaient-ils amorcer logiquement un mouvement beaucoup plus
profond de transformation dont les manifestations capitales seront la loi
créant le ministère de l’Éducation en 1963, la loi des hôpitaux, la loi des
services sociaux, la loi des cégeps, puis la nouvelle charte des universités de
Québec, Sherbrooke et Montréal. Ces lois instituaient de véritables réseaux
publics dans les secteurs de l’enseignement, de la santé et des services
sociaux. Elles consacraient du même coup l’autorité du pouvoir politique sur
leur fonctionnement. Ces lois furent instituées à l’instigation du pouvoir
politique. Mais elles donnèrent lieu, dans la plupart des cas, à des
négociations sérieuses avec les autorités ecclésiastiques et les porteparoles
des communautés religieuses concernées. L’interlocuteur religieux ou
ecclésiastique veillait surtout, dans ces négociations, à préserver des
aménagements permettant de maintenir une présence efficace de la religion et de
la pastorale dans les institutions de santé et d’enseignement. L’autorité
religieuse consentit toutefois, ou du moins ne s’y opposa point, au transfert
fondamental de pouvoirs qu’introduisaient les grandes réformes éducatives et
sociales des années 60.
Encore aujourd’hui, des esprits
nostalgiques reprochent aux autorités religieuses de l’époque d’avoir tout
lâché, d’avoir abandonné trop de responsabilités à l’État, d’avoir péché par
faiblesse.
Je pense au contraire que, placés dans une
situation entièrement inédite par l’évolution socio-culturelle qui avait
commencé dès la Deuxième Guerre Mondiale et par le dynamisme envahissant de la
Révolution tranquille, les chefs religieux québécois prirent la bonne voie en
choisissant d’accompagner et de faciliter le changement au lieu de le bouder.
Grâce à l’attitude positive qu’ils
adoptèrent sous l’inspiration des cardinaux Roy et Léger, les chefs religieux
québécois échappèrent aux reproches qu’on aurait pu leur adresser de faire
passer leurs propres oeuvres et entreprises avant le bien plus large de toute
la communauté. Ils furent ainsi bien placés pour négocier, dans un climat
civilisé et constructif, des réaménagements permettant d’assurer le maintien de
services religieux et pastoraux dans des établissements devenus séculiers,
ainsi que des modalités de compensation acceptables dans les cas nombreux de
transferts de propriété qui surgirent à cette époque.
Sans guerre, sans croisade, sans procès
d’intention, la société politique put récupérer en quelques années des pans
entiers de l’activité collective qu’elle avait laissé longtemps assumer par
l’Église. Celle-ci, en retour, se vit délester en grande partie d’un héritage
historique qui lui paraissait déjà très lourd et qui eut été, de toute manière,
inapte à répondre aux besoins nouveaux véhiculés par le vent de démocratisation
que la Révolution tranquille fit souffler sur le Québec.
Dans certains cas, l’histoire jugera que
l’autorité civile procéda trop vite. Elle trouvera peut-être aussi qu’avec plus
de prudence et de réalisme, les hommes politiques auraient pu assurer les
changements devenus nécessaires avec un étalement plus judicieux des étapes
dans le temps, avec un souci de continuité plus marqué et à des frais
sensiblement moindres. Mais elle ne pourra pas conclure qu’à compter de 1960,
l’Église aurait cherché, par des procédures dilatoires ou des appels à la
croisade, à faire obstacle aux changements désormais jugés nécessaires par
l’autorité politique compétente et par une très large partie de l’opinion.
II
LES RAPPORTS DE FORCES AU PLAN ÉCONOMIQUE ET SOCIAL
L’évolution des rapports de forces au plan
économique et social fournit une autre mesure très intéressante de l’action
exercée par l’Église entre 1960 et 1980.
Historiquement, l’Église du Québec a été
une Église populaire. Elle a longtemps rassemblé dans son sein à peu près toute
la population francophone du Québec. Comme cette population était surtout
faite de personnes de condition modeste, habituées à trimer dur pour assurer
leur subsistance, l’Église qui les regroupait portait aussi cette marque. Au
plus fort d’un conflit social aigu à l’occasion duquel il avait pris partie
pour les ouvriers et prédit la chute historique du capitalisme, feu Monseigneur
Philippe Desranleau, alors archevêque de Sherbrooke m’avait dit un jour: «Les
réactions des milieux capitalistes ne m’inquiètent pas outre-mesure. Dans mon
diocèse, la quasitotalité des revenus de l’Église catholique lui viennent de
dons de petites gens ».
Mais en raison même de sa très large
pénétration, l’Église du Québec était aussi devenue une grande institution
sociale. Devenue pratiquement synonyme de la société québécoise, elle était
aussi identifiée, dans l’esprit général, avec l’ordre qui avait été établi
dans le domaine culturel, social, voire politique. Dans l’un de ses sermons
pénétrants, Newman observe que là où l'Église jouit de l’appui du grand nombre,
il y a lieu de se demander si plusieurs ne l’appuient pas pour de faux motifs,
c’est-à-dire parce qu’ils y voient, beaucoup plus qu’un guide spirituel, un
rempart pour le maintien de l’ordre établi et de la prospérité. Dans les temps
de grande prospérité de l’Église, plusieurs, observe Newman, en viennent à
considérer «que l’influence de l’Église est du côté du bon ordre; que l’Église
tend à faire des hommes des sujets contents et obéissants; qu’elle empêche les
classes modestes de se rebeller, qu’elle tient une ligne forte contre la révolte,
la sédition, la conspiration, l’émeute et le fanatisme; qu’elle est la
meilleure garantie que l’on puisse s’imaginer pour la sécurité de la propriété
privée... Examinez nos partis, notre littérature, nos écrits scientifiques,
nos publications : il n’est pas difficile d’y trouver la preuve qu’aux yeux de
plusieurs, il y a lieu d’honorer la religion parce qu’elle tend à rendre cette
vie plus heureuse et qu’il est utile de l’avoir pour la préservation des
personnes, de la propriété, des avantages et du rang social de chacun dans le
monde... » (Sermons on Subjects of the Day). C’est à cause de la position
pré-éminente qu’elle s’était acquise dans la société québécoise, que l’Église
catholique fut durement remise en cause à l’occasion de la Révolution tranquille.
C’est, par contre, à cause de son caractère populaire que la même Église fut
fortement engagée, bien avant la Révolution tranquille, dans le développement
de l’ancienne Confédération des Travailleurs catholiques du Canada, de
l’ancienne Union Catholique des cultivateurs, des Caisses populaires
Desjardins, de l’ancienne Association professionnelle des industriels, de
nombreuses coopératives agricoles et autres. C’est aussi à cause de son
influence prépondérante au plan social qu'elle a souvent joué un rôle-clé dans
des conflits ouvriers majeurs, telle la grève d’Asbestos en 1949. Se faisant
fort d’appliquer fidèlement au Québec la doctrine sociale de l’Église, les
chefs religieux, bien avant la Révolution tranquille, consacrèrent des énergies
considérables à la création de mouvements de regroupement à l’intention de
diverses catégories de travailleurs. Ils se montrèrent soucieux de contribuer à
l’édification au Québec d’un ordre économico-social inspiré par l’enseignement
social de l’Église.
Jusque vers la fin des années 40, l’Église tenta d’implanter au
Québec un modèle d’organisation économico-sociale fortement inspiré du modèle
corporatiste décrit dans l’encyclique Quadragesimo Anno de Pie XI, et
fondé sur le postulat que l’économie doive être organisée comme une grande
famille au sein de laquelle chaque élément a un rôle indispensable et
complémentaire à remplir. À compter de cette période, l’âpreté des conflits
sociaux, l’ampleur de certaines grèves, obligèrent cependant à sortir de ce
schéma rassurant mais peu conforme à la réalité économique et sociale où les
passions humaines occupent-une place si importante. Les chefs religieux se
sentirent obligés de prendre position dans certains conflits importants,
notamment dans la célèbre grève de l’amiante. Monseigneur Joseph Charbonneau et
Monseigneur Philippe Desranleau – que tant d’autres sujets opposaient par
ailleurs – prirent alors carrément l’orientation qu’avait nettement tracée un
organisme agissant au service de l’épiscopat québécois, la Commission
Sacerdotale des Affaires sociales. Ils s’opposèrent ainsi de front au
gouvernement du temps, que dirigeait Maurice Duplessis, et qui s’identifia
ouvertement dans ce conflit avec la partie patronale.
Que le départ de Monseigneur Joseph
Charbonneau de Montréal ait eu quelque chose à faire avec l’attitude qu’il
adopta lors de la grève de l’amiante, nous ne le savons pas encore, mais il y a
lieu d’en douter. Ce qui est sûr, c’est que cette attitude sympathique à la
cause des travailleurs que traduisait son intervention dans la grève de
l’amiante allait demeurer un trait important du comportement de l’Église au
cours des vingt années qui allaient suivre. Autant Monseigneur Charbonneau et
Monseigneur Desranleau avaient été trouvés audacieux et dérangeants, autant
l’attitude de l'Église dans l’évolution des rapports de force au plan
économique et social, entre 1960 et 1980 apparut s’inspirer de la même
orientation.
À compter de 1960, les centrales syndicales
– CSN, FTQ, CEQ, voire PUPA – prirent de plus en plus leurs distances visà-vis
de l’Église et de son enseignement. La CSN et la CEQ firent même une place très
large à la pensée marxiste dans leur orientation. La FTQ, sans aller aussi
loin, parla pendant un certain temps de «casser le régime» en parlant du
système économico-social qui nous régit. On observa aussi une radicalisation
inattendue de l’ancienne UCC, devenue l’UPA. dans le secteur public surtout,
mais aussi dans le secteur privé, des conflits de travail très âpres se
multiplièrent.
Or, on ne trouve pas dans les propos des chefs religieux, les
dénonciations vives, répétées et autoritaires que l’on eut entendues à d’autres
époques au sujet des orientations mises de l’avant par les centrales
syndicales. On entendit à maintes reprises des remontrances et des regrets. On
n’eut point connaissance de dénonciations en bonne et due forme, encore moins
de condamnations.
En contre-partie, il est arrivé très souvent que des mouvements
associés de près à l’Église, tels la JOC, le Mouvement des Travailleurs
chrétiens, la JEC, se soient trouvés du côté des groupes caractérisés par des
positions de gauche au point de vue économique et social. La frontière qui
retenait naguère ces mouvements à l’écart des prises de position carrément engagées
des organismes à caractère politique ou économico-social, est apparue beaucoup
plus ténue qu'autrefois, à supposer qu’elle ait continué d’exister. Dans un
texte récent de la Commission des Affaires sociales de l’Assemblée des évêques
du Québec, on trouve une invitation enjoignant aux travailleurs de s’associer
aux mouvements populaires afin d’en arriver avec eux à des actions concertées.
Les évêques, dans cette déclaration, donnent nettement leur appui aux luttes
populaires, au nom du service des plus pauvres, du combat pour la justice et
des exigences du bien commun.
Une déclaration du comité de l’éducation de
l’Assemblée des évêques du Québec à propos du célèbre manuel du 1er mai
(Manuel du 1er mai, publié par la CEQ), est assez typique à cet égard. Une ou
deux décennies plus tôt, pareille publication eut fait l’objet d'une
condamnation formelle, au nom de la doctrine de l’Église. Dans la déclaration
que la Commission épiscopale de l’éducation consacra à ce sujet, on trouve
plutôt une critique formulée dans des termes très mesurés qui prennent beaucoup
plus la forme d’interrogations sur la nature et le rôle de l’école que d’une
dénonciation des auteurs. L’impression qui se dégage de cette période, c’est
que les chefs religieux voulaient à tout prix conserver des rapports directs
avec le monde ouvrier et ses porte-parole autorisés. Ils avaient profondément
été marqués par la célèbre phrase de Pie XI signalant que l’Église avait perdu
sa place dans le monde moderne parce qu’elle ne sut pas conserver la confiance
des travailleurs au siècle dernier.
Dans les interventions des chefs religieux
touchant aux rapports de forces économiques et sociaux au cours de la période
allant de 1960 à 1980, on trouve principalement les accents suivants: 1) un
rejet du progrès purement économique et une insistance répétée sur la
nécessaire harmonisation du progrès économique et du progrès social, sur le
développement humain intégral, sur la priorité de la justice sociale; 2) une
invitation à dépasser l’idéologie marxiste et l’idéologie capitaliste; 3) une
volonté d’identification marquée avec les pauvres, les défavorisés, les
faibles, les éléments marginalisés de la société, les travailleurs immigrants,
les mal logés, les victimes de fermetures d’usines, les chômeurs, les
travailleurs frappés par les changements technologiques etc...; et une
préoccupation particulièrement forte ces dernières années au sujet des jeunes
et plus spécialement des jeunes chômeurs; 4) un accent prononcé sur les droits
humains; 5) un appui explicite aux organismes ayant pour objet le regroupement
des travailleurs, ainsi qu’un appui aux luttes de ces organismes; 6) une forte
préférence pour les institutions organisées suivant la philosophie coopérative;
7) un souci d’ouverture aux nouvelles préoccupations reliées à l’environnement,
à l’information, à la technologie, etc...; 8) un appel à la responsabilité de
chaque acteur pour qu’il assume pleinement son rôle là où il est placé.
Le ton des interventions n’est plus le même
qu’autrefois. Naguère, les chefs religieux parlaient en hommes investis d’un
mandat d’autorité. Ils s’adressaient aux chefs politiques sur un ton ferme et
assuré. Aux yeux du public en général, ils faisaient figure, en même temps que
de chefs religieux, de représentants d’un ordre établi dont ils étaient partie
prenante. À l’endroit des fidèles, ils prodiguaient volontiers les directives
de toutes sortes. Désormais, les chefs religieux parlent plutôt sur le ton de
l’interrogation, de la réflexion à haute voix, de la recherche. Ils
questionnent plus qu’ils n’enjoignent. Leur but semble être en premier lieu de
susciter la réflexion et l’engagement. Ils apparaissent moins liés au système
économico-social établi.
On sent, en les lisant, que le temps est
révolu où évêques et chefs politiques s’assoyaient à la même table pour
chercher sur un pied d’égalité des solutions aux problèmes de leurs
contemporains. À travers le langage des évêques québécois, entre 1960 et 1980,
on perçoit l’entrée en scène d’une dimension nouvelle: autant l’Église d’ici
veut être présente au projet de société que le Québec veut se donner et
collaborer à la réussite de ce projet, autant elle voudra désormais exercer ce
rôle de moins en moins par des négociations au sommet et de plus en plus par la
médiation quotidienne de laïcs placés au coeur même du monde et des tâches
temporelles les plus variées, «surtout dans les domaines qui apparaissent à la
pointe des débats de notre temps: le milieu de travail, les familles, les
milieux de pensée et de communication, le monde des défavorisés, des pauvres et
des petits» (Les priorités pastorales de l’Assemblée des Évêques du Québec,
mars 1978).
Dans les conflits de travail, le rôle des
chefs ecclésiastiques et des personnalités religieuses fut souvent déterminant
à d’autres époques. Dans les conflits qui ont surgi entre 1960 et 1980, on ne
saurait, de manière générale en dire autant. Surtout dans les conflits qui se
sont multipliés au sein du secteur public et para-public, la voix de l’Église a
sans doute été entendue encore assez souvent. Je doute cependant que ses
interventions aient eu un impact décisif dans le déroulement ou le dénouement
de ses conflits.
Grâce à leur option de fond en faveur des
petits, grâce aussi au contact qu’ils ont conservé dans ces milieux, les chefs
ecclésiastiques, ou du moins bon nombre d’entre eux, jouissent en général du
respect des milieux syndicaux et des organismes populaires. Au plus fort de la
grève qui immobilisa pendant plus d’un an et demi la compagnie Pratt &
Whitney à Longueuil, il y a quelques années, les dirigeants syndicaux, en
désespoir de cause, après avoir épuisé tous les autres recours, firent un jour
appel à une équipe extraordinaire de médiation, qui fut également agréée par la
partie patronale. Comme par accident, on trouvait au sein de cette équipe un
évêque et deux prêtres reconnus pour leur compréhension des problèmes sociaux,
ainsi que trois laïcs activement engagés dans la vie de l’Église. Un septième
membre de l’équipe était juif. À l’unanimité l’équipe choisit de se donner
comme président le regretté Monseigneur Jean-Marie Lafontaine, qui avait
toujours été proche des milieux ouvriers.
Sans doute avec des variantes importantes
d’un diocèse à l’autre ou d’une communauté religieuse à l’autre, l’Église d’ici
a cherché à adapter ses prises de position aux besoins exprimés par les milieux
populaires. Elle a maintenu son appui aux groupements qui agissent en leur nom.
Elle a modifié considérablement son style de vie, naguère plus proche de celui
des classes moyennes et bourgeoises, pour le rapprocher de celui des
travailleurs. Elle a très souvent épousé ces dernières années la cause des
secteurs les plus démunis de la société. On a l’impression, par contre, que
l’Église a eu peu d’influence pendant la même période sur la pensée et les
attitudes des classes moyennes et bourgeoises, voire qu’elle s’est même quelque
peu désintéressée de cet aspect de sa mission.
L’Église québécoise a enfin tenu à se
démarquer des diverses options qui sollicitent l’adhésion des Québécois en
matière de système économique et social.
Dès après la Deuxième Guerre Mondiale, bien
avant, par conséquent, la lettre du Pape Paul VI au cardinal Maurice Roy
traçant en 1971, à l’occasion du quatre-vingtième anniversaire de Rerum Novarum, une nette distinction
entre les idéologies politico-sociales et les mouvements historiques qui les
véhiculent, les chefs religieux québécois, sous l’influence surtout de
Monseigneur Joseph Charbonneau qui tenait à se dissocier des conclusions
injustes portées autrefois contre l’ancienne CCF, avaient cessé de dénoncer le
socialisme dans les termes simples et absolus qu’employaient dans les années 30
un ancien archevêque de Montréal et même le futur cardinal Villeneuve pour
condamner le Parti CCF de Woodsworth et Coldwell. Depuis le message adressé en
1971 par le pape à l’ancien archevêque de Québec, les chefs religieux québécois
se sont montrés encore davantage prudents et réservés en ces matières. On peut
retenir à ce sujet: 1) qu’ils souhaitent que les idéologies capitaliste et
marxiste soient dépassées en faveur d’un «projet de développement humain plus
intégral» (Coopération et développement au Québec, mai 1978); 2) qu’il
appartient selon eux «aux Québécois de faire eux-mêmes les choix entre les
divers systèmes politique, économique et social qui leur sont présentés»
(Coopération et développement au Québec, mai 1978).
Il est significatif et logique, à cet
égard, que devant les remous créés au début de la présente année par une déclaration
percutante de la Commission des Affaires sociales de la Conférence des Évêques
Catholiques du Canada sur la crise économique, les évêques et les milieux
religieux du Québec se soient de façon très générale portés solidaires du
message controversé des évêques canadiens. Cette attitude était dans la ligne
de l’orientation générale suivie par les évêques québécois depuis une vingtaine
d’années en matière économique et sociale.
Il est non moins significatif que de très
nombreux projets et initiatives ayant pour objet le service ou la prise en
charge des milieux défavorisés aient pris naissance avec l’appui,
l’encouragement et la participation des milieux religieux et ecclésiastiques.
Dans l’expérience de Tricofil, par exemple, les chefs syndicaux parlaient fort,
mais les sommes investies par les communautés religieuses et les milieux ecclésiastiques
furent beaucoup plus importantes que celles en provenance des milieux
syndicaux. Les chefs religieux ont donné leur appui, au cours de la période
allant de 1960 à 1980, à des entreprises comme Tembec, les efforts des employés
du quotidien Le Droit pour tenter de devenir propriétaires de
l’entreprise, la grande marche de 1983 pour l’emploi, la création de
coopératives locales de consommateurs, le développement de services d’éducation
des adultes, le recyclage de la main-d’oeuvre en fonction des changements
technologiques, etc...
III
LA QUESTION NATIONALE
Le débat sur l’avenir de la collectivité
québécoise, qu’a aussi ouvert la Révolution tranquille, ne pouvait laisser
l’Église indifférente. On ne comprendra, me semble-t-il, l’attitude de l'Église
à cet égard qu’en se souvenant que, dans son sein comme dans celui de la
société québécoise francophone, il y a eu toujours eu cohabitation des deux
courants de pensée principaux.
La plupart des collèges classiques
d’autrefois, de nombreux presbytères et milieux de communautés religieuses,
voire des évêchés furent longtemps des milieux très hospitaliers envers le
nationalisme québécois, qui devait trouver son expression politique
contemporaine dans le Parti souverainiste qui dirige présentement le Québec.
Ces milieux n’étaient pas nécessairement séparatistes. Dès avant la lettre, ils
vibraient toutefois aux accents d’un Lionel Groulx, d’un Esdras Minville, d’un
François-Albert Angers, qui affirmaient l’existence au Québec d’une nation
investie d’une vocation propre. Ces milieux où avait fleuri l’influence de
Lionel Groulx, de l’Action nationale, du Devoir et de l’Institut social populaire
étaient préparés à accueillir la venue d’un mouvement politique d'orientation
souverainiste. A plusieurs égards, ils se nourrissaient déjà de la même idée.
En contre-partie, le mouvement nationaliste
québécois était loin de faire l’unanimité dans les milieux ecclésiastiques et
religieux du Québec. Autant parmi les membres du clergé et des communautés
religieuses que parmi les laïcs activement engagés dans le travail de
l’Église, on trouvait en effet des personnes fort nombreuses qui, sans
nécessairement rejeter les préoccupations nationalistes, les subordonnaient
fermement à des soucis plus larges comme celui d’un pays plus étendu et plus
diversifié et celui de l’harmonie entre les cultures et les communautés
linguistiques dans le respect des droits de chacun.
L’option séparatiste semblait être morte
avec l’avènement de la Confédération. À la suite de l’appui non-équivoque que
la hiérarchie du temps avait accordé à la nouvelle Constitution Canadienne et à
ses promoteurs politiques, l’Église officielle avait même penché fortement, de
1867 à 1960, en faveur de la solidarité avec le système constitutionnel
établi. Si bien qu'en général, les milieux influencés par l’Église, sauf
certains collèges et certains cercles plutôt limités, ne semblaient pas devoir servir
de lieu de culture pour l’idéologie nationaliste québécoise, du moins dans les
années qui précédèrent la Révolution tranquille. Plus récemment encore, au
lendemain du deuxième conflit mondial, une séparation douloureuse s’était faite
entre les mouvements d’Action catholique spécialisée, étrangers aux soucis
nationalistes, et l’ancienne Association catholique de la jeunesse
canadienne-française, laquelle croyait toujours au mariage de plus en plus
difficile de la région, du national et du social.
Aussi eut-on l’impression que les milieux
religieux québécois ne furent guère touchés par les premières manifestations,
vers la fin des années 50, de la nouvelle idéologie séparatiste. Cette
idéologie apparaissait alors lointaine, abstraite, synonyme de repliement,
jalouse et étroite. Dans sa toute première phase, elle ne fit pas trop
d’adeptes dans les milieux religieux.
Avec la Révolution tranquille, une nouvelle
dimension fit cependant son apparition. Parmi les valeurs nouvelles que
véhicule la Révolution tranquille, il y a certes les idées de démocratie
ouverte, de modernité, de liberté et de justice. Mais il y a aussi une autre
dimension capitale: c’est l’affirmation de la société québécoise, du peuple
québécois, de l’État québécois, de la culture québécoise, de l’homme québécois.
Le Québécois s’était défini jusque-là comme
canadien français ou comme Canadien de langue française. Quand il parlait du
Québec, c’était pour définir une province canadienne. Quand il voulait parler
de son pays, il embrassait le pays canadien. Avec la Révolution tranquille, un
changement profond se produit. À travers l’accent mis sur la création d’une
société québécoise forte, sur la nécessité d’un État québécois dynamique et
d’une culture créatrice pour servir et exprimer cette société, on sent émerger
rapidement une conscience proprement québécoise, une identité québécoise.
Le sentiment de former une communauté
nationale se renforce et s’affirme dan les esprits. La chanson, la littérature,
les médias emboîtent le pas. Un peu partout, y compris dans le clergé et les
communautés religieuses, les jeunes sont emportés par le mouvement. Longtemps
reconnus comme des bastions du réalisme économique, les mouvements syndicaux se
laissent pénétrer à leur tour par la nouvelle pensée politique centrée sur le
Québec. L’ancienne hiérarchie des valeurs, qui accordait la primauté à la
dimension canadienne, est renversée. Désormais, l’affirmation de l’identité
québécoise semble prendre les devants dans notre échelle des valeurs
collective. Pour les partisans du souverainisme politique, c’est là,
évidemment, un progrès majeur: leur projet cesse d’être ésotérique et marginal,
il prend racine désormais dans des éléments centraux de la conscience
collective. Pour les partisans du fédéralisme, l’entrée en scène de la
dimension québécoise sera une source de tensions aiguës qui n’ont point été
résolues jusqu’à ce jour: certains refusent de reconnaître cette dimension
québécoise, la jugeant incompatible avec la loyauté envers le projet canadien;
d’autres l’accueillent au contraire avec ferveur, croyant pouvoir et devoir la
concilier avec leur adhésion au projet politique canadien.
Quoi qu’il en soit de ces ramifications du
néo-nationalisme québécois dans l’alignement actuel des forces politiques, c’est
l’attitude adoptée à son endroit par l’Église entre 1960 et 1980 qui nous
intéresse surtout. De manière générale, cette attitude me semble s’être
caractérisée par les traits suivants:
1. les chefs religieux québécois ont accepté et
affirmé sans arrière-pensée la proposition voulant que les Québécois forment
un peuple, une communauté nationale. Ils n’ont point parlé de ma connaissance
de nation au sens fort du terme. Ils ont néanmoins affirmé sans réticence
l’existence d'un «peuple québécois»;
2. en affirmant l’existence d'un «peuple
québécois», les chefs religieux québécois ont pris soin, à au moins deux
reprises, soit au lendemain de l’adoption de la loi 101 en 1977 et à la veille
du Référendum sur l’avenir constitutionnel en 1980, de préciser que si la
majorité du peuple québécois est francophone, il faut également tenir compte de
la présence au Québec «d’une importante communauté anglophone, de plusieurs
collectivités autochtones et d’autres groupes ethnoculturels, lesquels font
partie de la communauté québécoise et y ont des droits égaux». Ils ont reconnu
sans équivoque la réalité du peuple québécois, mais ils ont insisté pour que
tous les citoyens québécois soient considérés comme faisant légitimement
partie de ce peuple;
3. en matière de politique linguistique, les chefs
religieux du Québec ont souscrit à l’objectif premier de la loi 101, qui «était
de redresser l’équilibre entre la majorité et la minorité et de faire du Québec
une société résolument française». «Le groupe francophone, écrivaient-ils en
juin 1977, constitue la majorité de cette province. Il était devenu largement
évident qu’il fallait rétablir la justice en faveur de cette majorité qui, à
cause de diverses circonstances historiques, ne recevait pas ce qui lui
revenait de droit, par exemple la protection, la sécurité, une participation
économique correspondant à son nombre, la reconnaissance et la promotion des
valeurs culturelles de sa langue, etc... » (La Charte de la langue française,
déclaration des évêques du Québec, 27 juin 1977). Dans la même déclaration, les
évêques du Québec constataient que la loi 101 «modifie la proportion antérieure
existant entre les droits de la majorité et ceux de la minorité». Mais au lieu
de condamner ce changement, ils en tiraient la conclusion suivante : « ... (la
Loi 101) rétablit à leur vraie place les droits de chacun. Aussi, l’État en
augmentant les droits de la majorité et en limitant dans une certaine mesure
ceux de la majorité, a-t-il accompli une action juste» (lb.);
4. en reconnaissant l’existence d’un peuple
québécois, les chefs religieux ont reconnu sans ambiguité son «droit à
l’autodétermination». Voici à cet égard un extrait éloquent du message pastoral
que publiaient le 15 août 1979 les évêques du Québec:
la Province de Québec
est, par l’acte de l’Amérique du Nord Britannique, membre de la Confédération
Canadienne depuis 1867. Dans ce cadre, le peuple québécois conserve son droit à
disposer de lui-même et à revoir ou remettre en question, s’il le veut, les
liens qui l’unissent à ses partenaires. Parlant de la vie politique au Québec
les évêques canadiens, en 1972, rappelaient le principe évoqué au Synode tenu à
Rome l’année précédente: «que les peuples ne soient pas empêchés de se
développer selon leurs propres caractéristiques culturelles, (...) et que, dans
la collaboration mutuelle, chaque peuple puisse être lui-même le propre
artisan de son progrès économique et social». (Ottawa, Conférence Catholique
canadienne, 21 avril 1972). En ce sens, poursuivaient les évêques québécois, il
est normal que le peuple québécois cherche à déterminer par lui-même ce qu’il
veut être dans l’avenir et comment il veut vivre dans la communauté des
peuples, tout particulièrement avec ses partenaires actuels de la Confédération
Canadienne. Le mot «autodétermination» désigne justement cette action de
désigner par soi-même ce que l’on veut faire de soi-même. Le Québécois peut
décider, par autodétermination, d’accepter le cadre fédéral actuel ou un
autre, de se proclamer souverain, d’entrer en association ou en confédération
avec d’autres. L’autodétermination n’est pas un statut constitutionnel, mais
la liberté de décider sans contrainte du statut qu’on veut se donner. (Le
peuple québécois et son avenir politique 15 août 1979);
5. entre les diverses options offertes au peuple
québécois, les chefs religieux se sont gardés de prendre position. «Nous ne
chercherons pas, écrivaient-ils le 15 août 1979, à imposer l’un ou l’autre des
choix politiques qui s’offrent à nous comme aux autres citoyens». Ils ont tenu
parole. Se bornant dans leurs interventions à prévenir les partisans de l’une
ou l’autre option constitutionnelle contre certains excès de langage ou de
zèle, les évêques québécois ont évité de prendre parti pour l’une ou l’autre
des options en présence. Ils ont par contre ajouté à leur position générale
deux précisions qui ne manquent point d’importance: a) ils ont pris soin de
souligner que le cas du Québec ne saurait être littéralement assimilé à celui
des peuples qui sont entrés tout à fait librement dans des structures de
collaboration internationales ou multi-nationales. Voici à cet égard un extrait
éloquent de leur message du 15 août 1979:
leur situation
n’est plus la même lorsqu’il s’agit de l’union de deux ou plusieurs peuples au
sein d’un même pays et sous un gouvernement doté de vrais pouvoirs. Cette
union est habituellement choisie de façon libre. Mais il peut arriver qu’elle
ait été dictée par des facteurs étrangers à la volonté d’une partie au moins
des partenaires. Naguère, les conquêtes, l’ancienne présence coloniale, les
conditions politiques ou économiques d’une époque ou l’initiative de chefs non
mandatés ont parfois placé sous une même autorité politique les peuples qui ont
ainsi perdu, sans l’avoir librement choisi, une partie importante de leur
souveraineté. Qu’ils soient réunis par un libre choix ou par l’histoire, les
peuples qui forment une unité politique doivent toujours être disposés à
définir ou re-définir, à négocier ou re-négocier, les termes de leur
cohabitation, sans quoi il faudrait constater qu’ils auraient perdu en
s’unissant, leur dignité de peuples. (Le peuple québécois et son avenir
politique, 15 août 1979);
b) les évêques du Québec, en affirmant le droit du
Québec à des négociations libres concernant son futur statut, ont également
ajouté que le Québec pourrait à juste titre insister pour que sa personnalité
collective soit reconnue à l’occasion de telles négociations. Voici ce qu’ils
écrivaient à ce sujet le 15 août 1979: «dans le cas canadien, les Québécois peuvent
légitimement réclamer, dans leurs relations avec les autres, qu’on les
considère comme des partenaires ayant des pleins droits d’un peuple».
J’ajoute à ceci une note personnelle. À
titre de Président des Forces du «NON» lors de la campagne référendaire,
j’avais hâte de connaître ce que diraient à ce sujet les chefs religieux.
Autant j’avais été mis en appétit par leur déclaration du 15 août 1979 sur «le
peuple québécois et son avenir politique», autant je fus déçu par le caractère
détaché et plutôt abstrait de la nouvelle intervention que les évêques firent
dans le débat en janvier 1980. À mon sens, cette nouvelle intervention
n’ajoutait rien à ce qu’ils avaient déjà dit le 15 août 1979. Elle n’eut
d’ailleurs que très peu d’impact sur l’orientation du débat. On me permettra à
ce sujet un bref rappel. Même si je connaissais personnellement la majorité
d’entre eux, il ne me vint jamais à l’esprit, pendant toute cette période,
d’aller tenter de vendre les mérites de mon option auprès de l’un ou l’autre
des évêques du Québec. Aucun d’entre eux ne me fit à quelque moment le moindre
signe indiquant que je pourrais compter sur son appui. Dans cette distance que
nous conservions de part et d’autre, il y avait bien davantage que la crainte
d’être vu en compagnie de l’autre. Il y avait surtout la conscience profonde
qu’avait chacun de fonctionner à un niveau radicalement différent de
responsabilité tout en aimant le même peuple d’un amour égal et tout en
nourrissant l’un envers l’autre des sentiments personnels de bienveillance,
voire d’amitié.
CONCLUSION
Dans le mouvement général de contestation et de remise en question
qui caractérisa les débuts de la Révolution tranquille, l’Église et les
institutions qui l'’incarnaient dans l’esprit des Québécois furent, avec
Maurice Duplessis et l’Union nationale, la cible favorite des critiques.
Là où l'on décelait des failles ou des faiblesses, on en
imputait volontiers la responsabilité à l’Église. Là où l'on prétendait faire
oeuvre moderne, on excluait volontiers toute présence de l’Église. Tandis que
cette remise en question de son rôle social éclatait de partout, des germes
d’érosion étaient déjà à l’oeuvre au sein même de l’Église. Même si l’évolution
politique, sociale et culturelle du Québec ne l’y avait point astreinte,
l’Église, en raison de l’affaiblissement qui la rongeait déjà de l’intérieur,
aurait été tenue de réduire singulièrement son rôle dans plusieurs secteurs de
la vie collective.
Aux prises avec des ferments puissants qui, autant de l’extérieur
que de l’intérieur, exigeaient une révision radicale de sa présence au milieu
du peuple québécois, l’Église québécoise s’est tirée de l’épreuve, non sans
perte cela va de soi, mais avec honneur, dignité et sincérité.
L’Église québécoise d’après la Révolution tranquille n’a plus le
panache qu’elle avait naguère. Son clergé et ses religieux se font plus rares
et plus âgés qu’autrefois. À tous les niveaux, les défections ont été
nombreuses. Les oeuvres de l’Église sont plus modestes, moins nombreuses et plus
pauvres. Ses ressources financières sont plus limitées. Ses rassemblements
dominicaux sont moins fréquentés. Plusieurs de ses anciennes publications se
sont éteintes l’une après l’autre. La voix de ses chefs intervient plus
rarement. Quand elle le fait, elle passe parfois inaperçue. Ou encore, elle se
heurte à des réactions empreintes d’incompréhension. Sur la plupart des sujets,
il est plus difficile à l’Église de parler avec unité.
Mais on doit constater que l’Église d’ici a
assumé dans un esprit humble et constructif le virage que lui imposait la
Révolution tranquille. Au lieu de s’arcbouter dans des souvenirs stériles et
nostalgiques, les hommes et les femmes qui dirigent l’Église du Québec se sont
mis le plus souvent en état de recherche. Ils se sont mis à l’écoute de leurs
contemporains. Au lieu de s’y opposer, ils ont cherché à comprendre et à
assumer les nouveaux projets de société que cherche à se donner le peuple
québécois. Parmi les voix qui se font entendre dans le Québec d’aujourd'hui,
celle de l’Église a été parmi les plus accueillantes et les plus fraternelles à
l’endroit des pauvres, des faibles, des défavorisés. Le passage d’un régime de
chrétienté à un style de société où cohabitent la foi et l’incroyance s’est
fait au Québec dans un climat exempt d’esprit de croisade et de guerre de
religion. On le doit en grande partie à l’esprit positif dans lequel l’Église a
accueilli le changement.
Dans son célèbre sermon intitulé «A Form of
the Infidelity of the Day», Newman constate la montée de l’incroyance et de
l’immoralité dans l’Angleterre et l'Europe de son temps. Il prédit que l’incroyance
et l’immoralité seront là jusqu’à la fin du monde et que l’on devra se préparer
à des manifestations encore plus audacieuses et astucieuses de ces deux phénomènes.
Loin de s’en troubler, Newman au contraire
se réjouit presque du changement de contexte historique qu’il entrevoit déjà
dès le milieu du siècle dernier. Dans les périodes de chrétienté, écrit-il, le
catholicisme était la seule religion reconnue; l’incroyance devait en
conséquence s’infiltrer dans les esprits sous le langage et le revêtement de la
foi. À l’époque moderne, au contraire, l’incroyance s’affiche ouvertement et
s’affirme contre la foi à partir de positions qui sont les siennes; elle oblige
en conséquence les croyants à lui faire face directement, à la lumière du jour.
«Je préfère, poursuit Newman, vivre dans un âge où la lutte pour la foi doit se
faire en plein jour, non dans la pénombre. Et je pense que l’on y gagne à être
frappé par la lance d’un adversaire plutôt que par le poignard d’un ami... Si
l’on voulait m’obliger à choisir entre une situation où je devrais transiger
avec l’incroyance à l’état ouvert ou avec l’incroyance à l’état caché, j’inclinerais
personnellement en faveur de la première situation... Je le répète, je
préférerais combattre l’incroyance sous la forme qu’on lui connaît au XIXe
siècle, plutôt que sous les formes qu’elle revêtait au XIIe et XIIIe
siècle».
Ces propos valent pour l’Église d’ici. Ils
semblent avoir été acceptés d’elle dans une grande mesure. L’Église d’ici a
compris depuis déjà plusieurs années que la société québécoise ne pouvait plus
fonctionner à la manière d’un monolithe et qu’il ne servirait à rien aux chefs
religieux de se reposer un peu partout sur des étiquettes catholiques n’ayant
point de contenu réel. L’Église du Québec mise de plus en plus son avenir sur
l’approfondissement d’elle-même, le respect de la liberté de chacun et le
service résolu des humbles et les faibles. Son style d’action a commencé à
s’ajuster en conséquence. C’est dans cette triple voie qu’à la lumière de
l’expérience des vingt dernières années, semblent résider pour elle les
meilleures perspectives d’avenir au milieu du peuple québécois.
Claude RYAN
Député à l Assemblée
nationale du Québec.