S.C.H.E.C., Sessions d’étude, 50 (1983), 99-117
La raison du plus fort
est toujours la meilleure:
la représentation du Saint-Siège au Canada,
1877-1917
Létablissement de la délégation apostolique au Canada et ses
premières années d’histoire sont liés à l’évolution politique du Québec à la
fin du XIXe siècle. En effet, sans la montée du parti libéral au
Canada français et sans les accusations d’influence politique qu’il lança
contre le clergé, il n’y aurait pas eu de délégation apostolique. Ce fut ce
parti qui poussa le Saint-Siège à envoyer Mgr George Conroy en 1877,
Mgr Rafael Merry del Val vingt ans plus tard et qui, enfin, le détermina
à établir une délégation apostolique permanente avec Mgr Diodeme
Falconio comme premier titulaire. Et même après sa défaite, le parti de Laurier
continua à influencer la manière de voir du délégué apostolique et, par delà,
du Saint-Siège.
Notons qu’en 1877, l’archevêché de Québec fut un puissant appui
au parti libéral lorsque celui-ci réclama l’envoi d'un représentant du
Saint-Siège au Canada. Vingt ans plus tard, cependant, la situation s’était
sensiblement modifiée. Laurier n’eut pas alors l’archevêché de Québec comme
allié à Rome. D’ailleurs, il n’en avait pas besoin puisqu’à force de répéter
les mêmes plaintes contre le clergé pendant vingt ans, il amena le Saint-Siège
à agir par-dessus la tête de l’épiscopat québécois, d’abord en nommant Merry
del Val comme délégué apostolique et ensuite en créant une délégation
permanente. Au nom de la presque totalité des évêques du Québec, Mgr Louis-Nazaire
Bégin combattit Laurier farouchement, soit au Canada soit à Rome, à cause de la
prise de position des libéraux dans la question des écoles du Manitoba et à
cause de leurs accusations contre le clergé. L’ironie du sort voulut que le
successeur de Mgr Elzéar Taschereau ait eu recours aux mêmes
arguments qu’employèrent à l’époque les évêques Ignace Bourget et Louis
Laflèche pour réfuter ces accusations. Bégin n’eut pas cependant l’oreille de
Rome et le clergé québécois en vint à se sentir, dans les deux premières
décennies de ce siècle, de plus en plus distant de la délégation apostolique et
même du Saint-Siège. On eut nettement l’impression que, Rome, sinon Dieu
lui-même, n’était pas du côté des Canadiens français dans ce moment critique de
leur histoire.
Sans doute le Saint-Siège prit-il au
sérieux ces accusations d’ingérence cléricale en politique à cause de
l’agitation menée par l’archevêché de Québec dans les années 1870, agitation
qui confirma les plaintes des libéraux et qui servit en même temps à protéger
les intérêts de l’archevêché. Ces accusations d’ailleurs ne firent jamais l’objet
d'enquête ni de la part de Mgr Conroy, ni d’aucun autre prélat.
Quoi qu’il en soit, Rome se montra implacable sur une seule question pendant
ces quarante ans: elle condamna l’intervention apparemment injustifiée du
clergé québécois en politique. Or, en se rangeant du côté de Mgr
Taschereau, le Saint-Siège favorisa un homme et son entourage au détriment
d’une continuité institutionnelle qui se manifesta par la suite, lorsque Mgr
Bégin reprit presque mot pour mot les arguments des ultramontains les plus
exaltés.
Les effets néfastes de cette politique
romaine ne se manifestèrent pas à court terme. Mais lorsqu’éclatèrent, à
l’époque de Laurier et après, les grandes controverses touchant l’enseignement
catholique et le statut du français au Canada, l’Église québécoise se montra
incapable de faire valoir ses propres intérêts. Rome s’en remit alors aux
hommes politiques, désireux avant tout de se maintenir au pouvoir, et aux
ecclésiastiques d’Ontario, plus éloignés des problèmes de l’heure et moins
portés à l’action, contrairement au clergé québécois qui avait une conscience
historique très aiguë et un instinct politique, dans son sens le plus large,
très raffiné. Quoi qu’il en soit, le Saint-Siège, toujours sensible aux
accusations d’ingérence cléricale, garda le clergé québécois en bride grâce à
l’action du délégué apostolique, et favorisa, malgré lui, l’extinction des
droits religieux et linguistiques dans l’Ouest canadien.
LA MISSION CONROY
Nous avons étudié ailleurs la mission
canadienne de Mgr George Conroy1. Rappelons ici les
grandes lignes de cette affaire. Joseph Cauchon, député libéral et président du
Conseil privé, en fut l’instigateur. Il se plaignit à deux reprises, en 1876 et
en 1877, de l’action politique du clergé québécois auprès du Saint-Siège. En
cela il fut secondé par ses amis cléricaux qui étaient aussi conseillers de Mgr
Taschereau. La question «explosive» de l’intervention cléricale en politique au
Québec n’était pas nouvelle pour le Saint-Siège. Elle avait déjà fait l’objet
d'une intervention du Saint-Office en 1874. Mais, en 1877, la Propagande se
crut obligée d’adopter des mesures plus énergiques.
Dans l’esprit de Rome, l’envoi d'un délégué
apostolique au Canada devait être une mesure temporaire. Mais ce légat aurait à
préparer la voie à des visites ultérieures de représentants romains. Il était
donc crucial qu’il établisse de bons rapports avec les autorités civiles. La nationalité
du candidat n’était pas indifférente pour les cardinaux de la Propagande: le
délégué devait être italien ou au moins britannique2. Son mandat serait
d’essayer de résoudre une foule de controverses qui déchiraient l’Église
québécoise à cette époque. Cependant le Saint-Siège insista surtout sur la
question politique qui fut la seule où la ligne de conduite du délégué fut
tracée d’avance. On lui demanda d’imposer un silence rigoureux au clergé sur la
question politique et de mettre un terme à la censure cléricale du parti
libéral, «persécution» que Rome prit pour avérée 3. Au Canada, Mgr
Conroy suivit fidèlement ses instructions. Il noua des rapports cordiaux avec
le gouverneur général Dufferin, un Irlandais comme Conroy, ainsi qu’avec le
gouvernement d’Alexander Mackenzie. Cependant, il serait injuste de prétendre,
comme le firent à l’époque les plus zélés des disciples de Bourget, qu’il était
dupe des déclarations d’orthodoxie religieuse des libéraux. Il ne se gêna pas,
par exemple, pour condamner devant Mackenzie l’école libérale démocratique de son
parti, qui se réclamait de Papineau et qui avait produit selon lui de « très
mauvais » discours 4
Il reste que Conroy avait sensiblement la
même optique que les autorités civiles sur les rapports entre Église et État.
D’après lui, l’Église catholique jouissait de privilèges et d’une liberté
exceptionnels au Canada. Aux ecclésiastiques qui réclamaient pour le Québec un
statut particulier en tant que seule province catholique, Mgr
Conroy répéta les paroles de Dufferin et de Mackenzie: on ne permettrait pas au
Québec de constituer un imperium in imperio 5 Le clergé devait
donc éviter d’entrer en conflit avec un des grands partis politiques, ce qui
gâterait fatalement ces rapports privilégiés; d’autant plus que le parti
libéral dans son ensemble ne s’était pas montré hostile au catholicisme 6 Le délégué
apostolique attribua la passion du clergé québécois pour la politique partisane
à son manque de culture théologique. En conséquence, Conroy prescrivit de
rehausser le niveau d’étude des jeunes clercs, de choisir des évêques mieux
instruits et de renforcer l’autorité épiscopale face à un bas clergé par trop
remuant.
La Propagande fut enchantée de l’oeuvre de
Conroy, estimant qu’il avait rendu d’éminents services au Saint-Siège et que
son rapport était d’une importance capitale 7. Les cardinaux se
réunirent en juillet 1879 afin de décider si Rome devait établir une délégation
permanente au Canada et, le cas échéant, de nommer le nouveau titulaire, Mgr
Conroy étant mort prématurément à la fin de sa mission. Le lieutenant-gouverneur
du Québec, Letellier de Saint-Just, le conseil des ministres libéral de la
province, ainsi que Rodolphe Laflamme et certains de ses collègues firent
pression pour que Rome agisse en ce sens 8. Ils furent appuyés en ceci
par des prêtres du Séminaire de Québec 9 Les consulteurs de la Propagande
recommandèrent à l’unanimité la création d’une délégation apostolique
permanente au Canada qui mènerait à terme les politiques de la mission Conroy.
Les cardinaux durent cependant surseoir à l’exécution de cette proposition,
faute de candidat jugé convenable 10.
LA MISSION
SMEULDERS
Les litiges au sein de l’Église québécoise
ne s’apaisèrent pas pour autant. L’exacerbation devint telle que Louis-Nazaire
Bégin, alors prêtre au Séminaire de Québec, écrivit des «ultra-montés»: «Ce
n’est pas assez d’aplatir ces gens-là; ils ont toute l’élasticité du
caoutchouc; c’est un éreintement en bonne forme qu’il leur faut». Et il ajouta
au sujet de Mgr Laflèche: «Ce serait le temps de l’écrapouter ... il
veut agir à sa tête ... est-ce que l’autorité ne pourrait pas agir, elle aussi,
à sa tête et l’envoyer in partibus infidelium» 11.
Face à cette aggravation de la situation
ecclésiastique au Québec, le Saint-Siège envoya un commissaire apostolique,
Henri Smeulders, cistercien belge vivant à Rome et consulteur à la Propagande.
Les pouvoirs accordés à Smeulders étaient inférieurs à ceux de Conroy; ce qui
expliquerait son titre subalterne. Sa mission était de dénouer les intrigues
qui troublaient la paix de l’Église québécoise, mais sans pour autant
s’immiscer dans les questions politiques.
Smeulders arriva au Québec en octobre 1883
et y resta quatorze mois. En général, on loua son impartialité. Seuls les
adeptes les plus acharnés de Mgr Laflèche, tel Luc Désilets, le
tenaient en suspicion. Cette image dura le temps du séjour de Smeulders dans la
capitale qu’il quitta après deux mois pour s’installer définitivement à
Montréal. Là il devint un intime de Mgr Alexandre Taché, qui
s’absenta de son diocèse de Saint-Boniface pendant trois mois pour le
conseiller.
Tout comme Mgr Conroy et
auparavant Mgr Ignazio Persico, Smeulders était d’avis que la
«médiocrité de l’épiscopat québécois aggravait une situation déjà difficile. Il
déplora la faiblesse de Mgr Taschereau, reprenant ainsi
l’observation de Mgr Persico, et l’inconstance de Mgr
Louis-Zéphirin Moreau de St-Hyacinthe de même que celle des frères Antoine et
Dominique Racine, respectivement évêques de Sherbrooke et de Chicoutimi. Selon
lui, ces trois derniers n’auraient jamais dû accéder à l’épiscopat 12. Le commissaire
réprouva en outre la rigidité de Mgr Taschereau et de Mgr
Edouard Fabre dans la question universitaire. Leur comportement, opina-t-il,
offensait le bon sens et minait l’autorité du Saint-Siège 13. Cette critique du
«rigorisme» épiscopal n’était qu’un écho des sentiments de Conroy qui les avait
exprimés à l’endroit d’autres évêques québécois. Enfin, Smeulders et son
prédécesseur étaient d’accord pour reconnaître la piété, le dévouement au
Saint-Siège et l’attachement à la doctrine religieuse de Mgr
Laflèche.
Sur le fond de la crise ecclésiastique au
Québec, les deux représentants de Rome ne partageaient pas les mêmes vues.
Smeulders souligna la suffisance de l’archevêque de Québec et de sa ‘camarilla’
qui voyaient en leurs adversaires des «incultes» ignorants des progrès de la
civilisation. «Quoi qu’il en soit, ajouta-t-il, il me semble qu’ils ne sont
pas tous des ânes, surtout si l’on considère la qualité des personnes à qui
l’on a affaire, parmi lesquelles je retrouve des hommes considérés comme des
sommités du droit, de la magistrature, des avocats renommés qui ont fait leurs
cours à Rome. Ce serait plutôt le cas de dire ‘Vox populi, vox Dei’ » 14.
La cause du mal au Canada, d’après
Smeulders, était l’existence d’un libéralisme politico-religieux qui refusait
de reconnaître que l’État québécois (« Status Quebecensis ») pourrait «en tout
faire conformer ses lois aux lois et prescriptions de l’Église» 15. Cette doctrine néfaste
s’était insinuée au Séminaire de Québec où elle avait plusieurs adeptes. Le
commissaire proposa en conséquence une épuration du Séminaire, de l’Université
Laval et de l’archevêché. Quant à Taschereau, Smeulders suggéra étonnamment qu’on
lui confère le chapeau cardinalice et qu’on le retienne à Rome: un séjour
prolongé dans la Ville Éternelle aurait pour lui un effet tonifiant 16.
Bien que prodiguant de bons mots à son commissaire et entérinant
certaines de ses recommandations, le Saint-Siège ne partagea pas son interprétation
générale de la situation au Canada. En effet, la mission de Smeulders
n’infléchit pas la politique globale du Saint-Siège à l’égard du Canada qui
resta ce qu’elle était dans les années 1870. Rome distribua ses largesses à
l’archevêché de Québec et à ses amis et contint les ennemis de celui-ci. Dans
ce contexte il est difficile de voir le démembrement du diocèse de
Trois-Rivières autrement que comme une sévère mise en demeure à l’endroit de Mgr
Laflèche et de ses alliés. Quoi qu’il en soit, le climat d’extrême tension au
sein de l’Église québécoise se résorba jusqu’au moment où éclata une crise qui
fut bien plus grave. Cette longue crise qui commença avec la question des
écoles du Manitoba, avait trait au statut de l’enseignement confessionnel et de
la langue française au Canada.
LA QUESTION MANITOBAINE
ET LA MISSION MERRY DEL VAL
Parmi les catholiques du Canada,
l’archevêque de Saint-Boniface, en collaboration avec l’épiscopat du Québec,
joua un rôle de premier plan dans la défense des droits menacés. Au début, Rome
encouragea la prudence, mais aussi la fermeté dans ces revendications. Par
exemple, le cardinal Mieczyslaw Ledôchowski, préfet de la Propagande, tout en
exprimant des réserves à l’égard de la lettre des évêques québécois sur les
écoles du Manitoba, les appuya dans leurs pressions politiques. Aux élections
de 1896, les libéraux s’en trouvèrent si embarrassés qu’ils décidèrent de mettre
un terme à l’engagement politique de l’épiscopat du Québec. Sachant qu’ils
n’avaient rien à espérer de la Propagande, les hommes politiques
court-circuitèrent le processus décisionnel en s’adressant, à l’aide de
puissants alliés anglais, au Secrétariat d’État du Saint-Siège. Tout comme
vingt ans auparavant, leur stratégie fut d’accuser le clergé québécois
d’immixtion en politique. Ils ressuscitèrent aussi les vieux spectres de guerre
religieuse qu’avaient éveillés les prêtres au Séminaire de Québec en 1876. Il
n’en fallut pas davantage pour inciter le Saint-Siège à intervenir.
Pour mieux situer l’action de Rome,
examinons brièvement les positions respectives des ecclésiastiques québécois et
des hommes politiques dans la question scolaire du Manitoba. D’une part,
l’épiscopat québécois exigeait une loi fédérale qui, sans rétablir l’état de
choses antérieur à l’abolition du système confessionnel, garantirait les droits
religieux et linguistiques de la minorité lésée. D’autre part, le leadership
libéral, voulant éviter la voie législative qui aurait des conséquences
désastreuses pour l’unité du parti et qui présenterait des difficultés constitutionnelles,
optait pour une solution négociée qui rendrait aux catholiques manitobains la
substance de leurs revendications. Est-il besoin de dire, avec la perspective
que nous fournit l’histoire ultérieure, qu’entre la négociation et la
législation, la minorité manitobaine aurait été mieux servie par la seconde
voie...
Il n’en fut pas ainsi, toutefois. À Rome,
les cardinaux de la Congrégation des Affaires ecclésiastiques extraordinaires
furent convoqués pour trancher «le problème de l’ingérence du clergé dans la
question scolaire au Canada et par conséquence dans les élections politiques» 17. On leur assura
que les évêques québécois exagéraient les droits constitutionnels de la
minorité. Leurs Éminences décidèrent par conséquent d’envoyer un délégué
apostolique afin de sortir l’épiscopat québécois du cul-de-sac politique dans
lequel leur intransigeance les avait menés. Le délégué devait aussi favoriser
un climat de bonne entente entre le clergé et les dirigeants politiques 18.
Leur choix tomba sur Mgr Rafael
Merry del Val qui, malgré ses trente-cinq ans, s’était mérité une solide
réputation au Secrétariat d’État où il était fonctionnaire. Fils d’aristocrates
espagnols, mais formé en Angleterre dans des écoles catholiques huppées, il
connaissait parfaitement le fonctionnement du régime parlementaire, condition
primordiale, d’après les libéraux, pour une bonne mission au Canada. Merry del
Val était aussi ami des Anglais qui avaient plaidé la cause de Laurier en cour
de Rome.
Le délégué apostolique suivit ses instructions fidèlement,
tâchant d’obtenir par la négociation des réformes à l’accord Laurier-Greenway
que le Saint-Siège jugeait insuffisant 19. Ce faisant, il se buta à l’opposition
de tout l’épiscopat québécois, sauf les évêques Emard de Valleyfield et
Lorrain, Vicaire apostolique du Pontiac. Il n’est donc pas surprenant que Mgr
Merry del Val ait eu une opinion assez peu flatteuse des prélats du Québec. De
Mgr Langevin de Saint-Boniface, le délégué écrivit: « La démarche
empressée de cet excellent prélat nous fait mettre en doute sa prudence» 20. Cette impression
première ne se modifia pas par la suite, bien au contraire.
«La triste situation religieuse existant aujourd’hui au Canada,
et surtout dans les provinces de langue française... » 21 était liée, d’après
Merry del Val qui répétait Conroy, au manque de formation du clergé. Comme au
temps de la mission Conroy, les jeunes séminaristes servaient de main-d’oeuvre
à bon marché dans les collèges classiques de la province et négligeaient ainsi
leurs études. Évêques et prêtres s’occupaient de politique et, au lieu
d’exercer un leadership social par la supériorité de leur influence morale,
ils devenaient les instruments aveugles d’hommes politiques aux intérêts
mesquins. Le clergé était tellement impliqué dans la chose publique que, pour
faire prévaloir son point de vue, il employait des moyens absolument contraires
à la théologie. Le fait que dans plusieurs diocèses le droit canon était lettre
morte aggravait cette situation. La seule loi qui souvent y prévalait était la
volonté inébranlable de l’évêque. Rappelons ici que cette observation allait
tout à fait à l’encontre de ce qu'avait soutenu Conroy vingt ans auparavant à
l’effet que le bas clergé affichait une trop grande liberté. Selon Merry del Val,
le zèle intempestif des ecclésiastiques avait des conséquences vraiment
catastrophiques : «... il met en danger imminent la foi de milliers de
personnes; il fait haïr les sacrements de l’Église, déprécier l’autorité des
évêques et du clergé, détruire toute la discipline ecclésiastique; il éloigne
encore plus les non-catholiques; il anéantit l’autorité familiale et cause la
perte de tellement d’âmes» 22. Si les choses continuent ainsi, le Canada,
au lieu d’être «le rempart et le principal appui de l’Église sur tout le
continent nord-américain ... perdra définitivement sa position traditionnelle
et ne fera rien à l’avenir» 23
Il y avait quand même une lueur d’espoir
dans ce tableau assez sombre: c’était l'épiscopat de l'Ontario. Selon le délégué,
les archevêques John Walsh de Toronto et James Cleary de Kingston, brillaient
par leur doctrine, leur expérience et leur tact. Ils avaient su se gagner
l’estime des hommes politiques et des protestants et par conséquent les
institutions catholiques étaient florissantes dans cette province. Ces prélats
exerçaient une grande influence sur le pays 24. Comme solution générale aux
problèmes religieux du Canada, Merry del Val proposa que les évêques
francophones trop souvent portés à se prendre pour l’épiscopat canadien tout
entier, n’interviennent dans les délicates questions politico-religieuses, que
de concert avec leurs homologues anglophones 25.
La Congrégation des Affaires
ecclésiastiques extraordinaires se réunit quatre fois pour étudier les
problèmes soulevés par la mission Merry del Val. Les cardinaux approuvèrent
l’analyse et les recommandations du délégué apostolique. Selon eux, la
solution définitive de la question scolaire manitobaine se réaliserait, à long
terme. Dans l’immédiat, il fallait réclamer, et non refuser, les améliorations
à l’accord Laurier-Greenway. Ils rappelèrent aux évêques du Canada les normes
du Saint-Siège et celles de leurs propres conciles concernant l’intervention
du clergé en politique et blâmèrent à ce chapitre les évêques Michel Labrecque
de Chicoutimi et John Cameron d’Antigonish pour leur comportement pendant les
élections fédérales de 1896 26. Enfin, après trois requêtes pressantes de
Laurier, ils sanctionnèrent en juillet 1898 l’établissement d’une délégation
apostolique permanente au Canada.
Les cardinaux jugeaient bon cependant
d’attendre que les esprits échauffés par la question manitobaine se calment,
condition qui assurerait un digne accueil au représentant du Saint-Siège 27. Le premier
ministre canadien redoubla néanmoins ses pressions, ayant aussi recours à ses
amis anglais, pour venir à bout de ces réticences. C’est ainsi que le
Saint-Siège annonça le ler juillet 1899 la nomination de Diodeme Falconio,
archevêque de Matera et Acerenza en Italie méridionale, comme premier délégué
apostolique permanent au Canada.
Mgr
FALCONIO (1899-1902)
Falconio dû affronter une situation
sensiblement identique à celle de son prédécesseur. D’une part, l’épiscopat
francophone se sentait lésé et presque sous tutelle, parce qu’il n’avait pas
jugé opportune la création d’un délégation permanente. D’autre part, le
gouvernement canadien multipliait ses déclarations de bonne volonté, sans faire
beaucoup avancer le dossier des écoles catholiques du Manitoba. L’action du
délégué était certes subordonnée à la politique du Saint-Siège, mais il faut
aussi prendre en compte qu’il se sentait plus près de Laurier que de Langevin.
Il essaya au début de favoriser une entente entre ces deux hommes, en fonction
des attentes de Rome, soucieuse de relations harmonieuses entre clergé et
autorités civiles. Toutefois, lorsque cette entente échoua, il ne manqua pas
d’indiquer ses propres préférences. Ainsi, le délégué commenta favorablement la
ré-élection de Laurier en 1900: « ... la victoire du parti libéral avec à sa
tête un catholique et de la grande majorité des députés catholiques, nous fait
espérer de meilleures dispositions à l’égard de notre sainte religion» 28. D’autre part, il
ne voyait en Langevin qu’un être léger, impulsif et, qui plus est partisan: «Je
suis attristé de devoir dire que l’animosité de Mgr Langevin envers
ce gouvernement fédéral, auquel il cherche toujours à créer des embarras pour
des raisons partisanes, est chose déplorable» 29. Pendant les trois
ans que Falconio se trouva au pays, il ne réussit pas à améliorer le sort des
catholiques du Manitoba.
Le délégué eut aussi à examiner des
questions plus générales pendant son séjour au Canada dont une avait trait à
la discipline ecclésiastique. Falconio ne partageait pas, semble-t-il, les
vues pessimistes de Merry del Val. En effet, il caractérisait l’Église
canadienne « comme une des parties les plus florissantes du très vaste empire
de Jésus-Christ sur terre» 30 Il se félicita aussi du zèle, du dévouement et de
la fidélité du clergé, notant également que les ecclésiastiques avaient su
respecter les prescriptions du Saint-Siège pendant les élections de 1900 31
Cependant, il y avait, selon lui, un grand besoin d’uniformiser
la discipline ecclésiastique. L’Église canadienne devait se doter d’un code qui
réglerait les rapports entre les évêques et leurs prêtres et aussi entre le
clergé et les fidèles. L’épiscopat s’en remettait trop souvent à son bon
vouloir dans la distribution des honneurs et des charges, ce qui engendrait un
esprit de complaisance dans le bas clergé. À cet égard, Falconio demanda et
reçut, dès les premiers jours de sa délégation, le pouvoir d’entendre les
griefs des prêtres contre leurs ordinaires et de les régler soit à l’amiable
soit de sa seule autorité 32. Falconio fit valoir que le Canada n’étant plus
un pays de mission, il fallait assurer une place plus stable au curé de
paroisse, lui permettant d’accéder aux postes supérieurs «d’après le droit et
non d’après la volonté de celui qui gouverne» 33 Comme remède à ce problème de
discipline, le délégué suggéra la tenue de synodes provinciaux réguliers ainsi
que la tenue d’un concile national qui favoriserait la bonne entente entre le
clergé de diverses nationalités. Soulignons qu’il faisait ici écho à la
proposition de Merry del Val qui voulait associer les évêques francophones
zélés à leurs collègues ontariens plus modérés.
Falconio décrivit aussi le bas clergé comme
autoritaire et porté au luxe. À ce chapitre, il s’étonna que de petites
paroisses possédaient des églises qui étaient de «vrais cathédrales» et que les
presbytères «ressemblaient à des palais somptueusement meublés». Quoi qu’il en
soit, ajouta-t-il, «face aux grandes vertus [du clergé], ces défauts ne sont
que peu de chose» 34.
Il est évident que le Canada à l’époque de
Laurier fascina le délégué apostolique. Ce prélat du Vieux Monde fut frappé
par l’atmosphère de liberté et de démocratie. À ses yeux, les distinctions
sociales n’existaient pas au Canada; ne primait ici que le dollar. Ce trait
culturel avait des aspects inquiétants surtout dans le domaine de l’éducation:
trop souvent les Canadiens et surtout les Canadiennes poursuivaient des études
qui, selon ses vues, ne convenaient pas à leur rang. L’enseignement des
collèges classiques au Québec était trop accessible. Les jeunes filles
anglophones, pour leur part, se précipitaient vers les académies qui dispensaient
des programmes réservés en Italie à la noblesse. Ces études réveillaient chez
celles-ci des aspirations sociales qui menaient souvent aux mariages mixtes.
Ce qui impressionna Falconio dans cette
époque d’immigration massive, ce fut le mélange d’ethnies au Canada. Suivant
la politique établie en 1887 par le Saint-Siège, il se montra sympathique aux
aspirations culturelles de ces différents groupes. La nomination de coadjuteurs
irlandais dans les deux diocèses du Nouveau-Brunswick avait provoqué l’ire des
Acadiens qui réclamaient qu’un des leurs soit élevé à l’épiscopat. Tout en
rejetant la création d’un troisième diocèse dans cette petite province, le
délégué proposa qu’à l’avenir Rome tienne compte de l’appartenance ethnique
des diocésains avant de nommer le titulaire d’un siège vacant.
Les Ukrainiens, pour leur part, posaient un
problème très aigu pour Falconio parce qu’ils étaient en proie à une propagnade
protestante massive et bien organisée. En effet, les Églises réformées avaient
mis à la disposition de ces immigrants toute une gamme de services sociaux qui
les aidaient à survivre sur cette terre nouvelle. Le délégué souligna que les
Ukrainiens «obstinés comme ils le sont dans leur rite» 35, «ne sachant ou
ne voulant pas s’adapter au rite latin» 36, avaient besoin de
secours spirituels particuliers que les missionnaires en place ne pouvaient
leur fournir. De plus, l’Eglise catholique devait mettre sur pied des comités
qui s’occuperaient des besoins matériels des immigrants. Falconio fit remarquer
à ce sujet qu’il n'y avait pas d’associations de bienfaisance ou de mutuelles
catholiques au Canada.
Quant aux Amérindiens, qui «en général ne
sont malheureusement pas fort dans la foi et se laissent facilement séduire» 37, l’Église devait mettre
sur pied une commission qui s’occuperait uniquement de leurs missions.
À l’égard des deux principales «nations»
canadiennes, le délégué reconnut la supériorité politique et économique des
Anglo-protestants. Aux catholiques, qu’ils soient irlandais ou
canadiens-français, faisait défaut l’esprit d’initiative et d’entreprise de
leurs compatriotes protestants; ils semblaient ressentir encore aujourd’hui le
joug des persécutions ancestrales. Les premiers étaient plus solides, plus
aguerris aux dangers de la propagande protestante, mieux préparés à réfuter des
erreurs doctrinales et plus constants. Quant aux Canadiens français, le prélat
répéta tous les lieux communs de Lord Durham: peuple qui auparavant vivait dans
l’innocence et la simplicité primitive sous la seule autorité du curé; peuple
conservateur qui manquait d’élan et d’initiative et qui était fortement
attaché à l’esprit de nationalité. Pour améliorer ce cadre, Falconio misait
beaucoup sur l’éducation. Il nota entre autres que la seule université
catholique de langue anglaise (sic), l’Université d’Ottawa, n’offrait
pas de cours professionnels aux jeunes laïcs. Et pourtant il y avait un grand
besoin que ceux-ci puissent étudier dans une institution catholique. Le
délégué souligna aussi l’importance d’une presse catholique indépendante pour
contrecarrer l’esprit de parti qui régnait au Canada 38.
Mgr
SBARETTI (1902-1910)
En septembre 1902, le Saint-Siège annonça
la promotion de Falconio à la délégation apostolique de Washington et la
nomination de Mgr Donato Sbaretti, ancien titulaire de cette
délégation, à Ottawa. Les instructions qu’on lui remit lors de son
installation dans la capitale insistaient surtout sur l’importance d’instaurer
un climat de confiance et d’intimité entre Rome et les évêques canadiens 39. Ceux-ci en effet
ne devaient voir dans le délégué qu’«un appui à leur mission épiscopale».
Sbaretti devait surtout faire un emploi prudent de ses pouvoirs de façon à ne
pas porter ombrage aux droits épiscopaux. Dans la question des écoles
catholiques au Manitoba, Rome réitérait sa politique de fermeté dans la
modération. Le Saint-Siège soulignait la gravité du problème qui pourrait se
répercuter dans les autres provinces «où il serait difficile de les (droits
catholiques) défendre avec succès, s’ils sont attaqués, après une capitulation
trop conciliante au Manitoba» 40 Rome en outre reconnaissait l’intensité de
l’antagonisme qui existait entre anglophones et francophones au Canada et recommandait
à son représentant une attitude de parfaite impartialité. Elle jugeait
inopportune la tenue d’un concile national dans le seul but de normaliser les
diverses disciplines ecclésiastiques, notant qu’à ce chapitre les anglophones
divergeaient trop des francophones. Quant aux querelles entre Canadiens anglais
et français à l’égard de l’Université d'’Ottawa, le Saint-Siège ne voulait pas
donner à cette institution un caractère ethnique. Enfin, Rome répétait ses
instructions sur l’ingérence cléricale en politique en vue des élections
fédérales 41.
Les craintes du Saint-Siège quant au sort
des écoles catholiques dans les provinces protestantes commencèrent bientôt à
se vérifier. Dans la question des écoles du Nord-Ouest, Mgr Sbaretti
dut en effet jouer le même rôle qu’avait joué Merry del Val à peine dix ans
auparavant, avec des résultats plus ou moins identiques. Malheureusement, les
archives vaticanes sont fermées pour cette période. Nous avons cependant eu accès
à des lettres qui révèlent l’état d'âme d’un certain clergé canadien-français
lors du départ de Sbaretti en 1910. Si l'on s’en tient à ces témoignages, il
est clair que l’impartialité parfaite recommandée à Sbaretti par le Saint-Siège
s’avéra un idéal bien éloigné de la réalité. Sans ménager ses mots, Mgr Langevin accusa le
délégué de proner un système d’anglicisation à l’intérieur de l’Église
canadienne 42. Il ne tint personnellement
responsable de la nomination d’un anglophone, Charles-Hugh Gauthier, au siège
d’Ottawa et du francophobe Michael Francis Fallon à London 43. Louis-Adolphe
Pâquet commentat ainsi ces événements: « La race canadienne française
aurait-elle démérité de l’Église, et verrons-nous une autre race moissonner
dans la joie ce que nos missionnaires et nos évêques ont semé dans les larmes»?
Le théologien se plaignait en outre que Sbaretti eût choisi un anglophone, A.A.
Sinnot, comme secrétaire; «nous en avons souffert», ajoutait-il 44. Mgr
Sinnot, fit observer un curé québécois, s’était montré trop favorable aux
Irlandais 45.
Mgr
STAGNI (1911-1917)
Il n’est donc pas surprenant que la
désignation, en octobre 1910, de Mgr Pellegrino Stagni, archevêque
d’Aquila, près de Rome, ait soulevé tant d’espoir chez ce clergé. Ce n’était
pourtant pas ses antécédents qui suscitaient ces émotions. Mgr
Stagni avait passé plus de quinze ans à Londres et possédait parfaitement l’anglais.
À Rome, il avait été successivement professeur de métaphysique au Collège
Urbain, consulteur au Saint-Office et supérieur général de sa communauté, les
Servites de Marie 46. Mais surtout, Stagni était un confrère et
intime d’Alexis Lépicier, théologien et maître de plusieurs prêtres canadiens
qui avaient étudié à Rome. Lépicier ne cachait pas non plus ses sympathies
pour les Canadiens français. Certains ecclésiastiques auraient en fait souhaité
sa désignation comme délégué apostolique 47. Quoi qu’il en
soit, un curé montréalais exprima le sentiment de plusieurs lorsqu’il écrivit à
Lépicier à propos de Stagni, « amicus amico est amicus» 48. Un prêtre de
Chicoutimi renchérit: «Nous voyons là un indice certain de cette sollicitude
toute spéciale de la divine Providence à l’égard des Canadiens français» 49. Mais il soupçonna
aussi une influence plus terre à terre, celle de Lépicier lui-même.
C’est ainsi qu’au début, on ne se gêna pas
pour recourir à Lépicier en tant qu’intermédiaire. Mgr Langevin lui
fit part de sa joie face au choix de Stagni, et lui demanda d’intéresser le
nouveau délégué apostolique au problème de la nomination de l’évêque de
Regina, autre différend qui divisait les clergés canadien-français et
irlandais. «Vous pourrez tout expliquer à Sa Grandeur Mgr Stagni et
obtenir qu’il nous protège» 50 L.A. Paquet, agissant à la demande expresse de
Mgr Bégin, pria Lépicier «d’user de votre crédit auprès de Mgr
Stagni en faveur des Canadiens français blessés dans leurs droits et humiliés
dans leur fierté nationale» 51. Un prêtre se fit l’interprète de plusieurs
lorsqu’il écrivit à propos de l’action future du prélat: «Il saura déjouer les
intrigues qui se trament depuis des années dans le but d’accaparer les sièges
épiscopaux – dans le camp irlandais – il percera à jour ces tissus de
mensonges que les Irlandais ne cessent de débiter à Rome même» 52. Un prêtre du
collège de Lévis espérait que Stagni couperait court aux intrigues de Laurier
qui brandissait de nouveau l’arme de l’ingérence politique contre les
enseignants des collèges classiques, partisans de Bourassa 53.
Pour sa part, le chancelier du diocèse de
Sherbrooke voulait que le délégué inculque un esprit plus romain dans le clergé
et surtout dans l’épiscopat qui s’obstinait à voir dans tout recours d’un
prêtre contre son ordinaire, un crime de lèse-majesté. «Un romain qui viendrait
vivre ... dans nos évêchés ... entendrait des conversations, dans les milieux
les plus cléricaux, sur l’ingérence indue du Délégué, cet Italien d’Ottawa,
dans nos affaires» 54. Malgré les espoirs qu’on avait mis en lui,
Lépicier exerça peu d’influence sur Stagni. Leur correspondance resta assez mince
et se limita aux problèmes de leur communauté. De plus, pendant ses six ans à
la délégation d’Ottawa, Stagni ne vit que très rarement son confrère qui devint
prieur général des Servites.
Stagni arriva à Ottawa le 24 mars 1911. «Il
faisait un froid très intense. Nous allâmes à la Délégation en traîneau... » 5555. Son séjour au
Canada fut aussi intense que le froid le jour de son arrivée. Il toucha à
plusieurs questions brûlantes à une époque où le pays était profondément
déchiré et il ne se plaignit jamais d’être oisif. «Depuis Noël (1911) j’ai eu
beaucoup à faire: ce sont des questions très graves auxquelles la politique
n’est pas étrangère. (Je prépare) à chaque semaine de longs rapports, un, deux
ou trois au Secrétariat d’État et à Consistoriale ce qui me fait dépenser à
chaque fois trois ou quatre lires à la poste» 56
Rappelons quelques-uns des problèmes qu’il
eut à affronter. L’antagonisme entre Irlandais et Canadiens français
s’intensifia pendant cette période. Le délégué dut s’occuper du Règlement XVII en
Ontario et du sort des francophones dans les diocèses irlandais de cette
province et d’ailleurs. Cette rivalité se manifesta aussi dans la nomination de
nouveaux évêques. D’une part, les Acadiens purent se réjouir de la désignation
de Mgr Le Blanc au diocèse de St-Jean. D’autre part, le démembrement
de l’archevêché de Saint-Boniface, le transfert du siège archiépiscopal à
Winnipeg et la nomination de Mgr Sinnot comme premier titulaire
furent ressentis comme une gifle par plusieurs Canadiens français. Philippe
Perrier écrivit à ce sujet:
La Providence n’a pas
l’air de tenir à la survivance de la race française en Amérique. Du moins, elle
lui porte de rudes coups. Est-ce pour éprouver sa vitalité? Est-ce pour hâter
son trépas. À tout événement Rome a l’air bien décidé de vous étrangler à brève
échéance. La division du Diocèse de St-Boniface est une ignominie que le Pape
ne connaît pas; mais ses auteurs porteront devant Dieu une lourde
responsabilité. 57
Le prélat fut aussi
appelé à s’intéresser aux problèmes de discipline ecclésiastique. C’est lui qui
suspendit a divinis les prêtres du Collège de Monnoir dans cette célèbre
et douloureuse question. De plus, il eut à trancher dans les différends qui
opposaient des évêques et leurs prêtres. Voici par exemple le témoignage d’un
abbé de Montréal qui s’était plaint des méthodes autocratiques de Mgr
Paul Bruchési: «Au Canada, un appel au Délégué Apostolique équivaut à une
déclaration de guerre contre un évêque et ... en définitive le ‘pot de fer’
écrase infailliblement ‘le pot de terre’ ... » 58
Mgr Stagni profita de son poste pour introduire sa
communauté au Canada. En effet, il offrit les services des Servites de Marie
aux archevêques de Vancouver, d’Ottawa et de Montréal pour la desserte des immigrants
italiens de ces villes. Il faut dire que ces prélats n’étaient que trop heureux
de se voir offrir une solution durable au problème persistant qu’était celui
de trouver des prêtres aptes à desservir les immigrants dans leur propre
langue. Stagni, pour sa part, fit pression auprès de sa communauté pour la
convaincre d’accepter ces cures. Il vanta les avantages de la législation
ecclésiastique du Québec et décrivit en termes louangeurs les conditions
matérielles de ces fondations 59. Ses efforts portèrent fruit.
Cependant, le dévouement, le travail de Stagni, sa science, son
affabilité ne suffirent pas dans ce moment de crise. Et les sentiments d’aliénation
exprimés par Perrier révélent une déception et une amertume durables face au
rôle qu’avait joué jusque-là la Délégation apostolique au Canada.
Certes, la présence de la Délégation
apostolique eut des effets bénéfiques pour l’Église canadienne. Les
représentants du Saint-Siège, depuis Conroy jusqu’à Stagni, insistèrent sur
l’approfondissement de la culture théologique du clergé. Ils firent pression
sur les évêques pour qu’ils mettent fin à l’emploi de jeunes séminaristes dans
les collèges classiques. Leurs efforts furent couronnés de succès: on nota à la
fin du siècle une nette amélioration dans les études théologiques; et de
nombreuses lettres à Lépicier témoignent du fait que, de plus en plus, des
prêtres eurent la chance de compléter leurs études à Rome.
On peut dire aussi que les rapports entre
le bas clergé et l’épiscopat furent moins laissés à l’arbitraire sous la
Délégation apostolique. Il ne faudrait pas sous-estimer l’ampleur de ce
problème qui revient trop souvent dans ces quarante ans d’histoire pour être
pris à la légère. Remarquons toutefois que Mgr Conroy y avait été
insensible, pis encore, il avait cru que le vrai problème étant le manque
d’autorité épiscopale. Sa perception souligne en fait toute la subjectivité de
la perception d’un délégué apostolique. Serait-il injuste d’affirmer que le
prélat irlandais fut moins sensible à l’autoritarisme des évêques parce que ses
victimes étaient les ennemis de Mgr Taschereau? Et comment se
fait-il que Conroy réprouva les rigueurs de Mgr Bourget, alors que
Smeulders ne vit que celles de Mgr Taschereau? Mgr Merry
del Val pour sa part fit l’éloge de Mgr Walsh pour sa science et ne
reconnut pas le même attribut en Mgr Bégin qui avait son doctorat de
Rome et qui possédait sept langues. Mgr Falconio représenta Laurier
comme un excellent catholique, et Mgr Langevin, comme un partisan
acharné. En fin de compte, ces perceptions sont ce qu’elles sont: on ne voit
que ce qu'on veut voir...
Rome et ses représentants avaient une
conception nord-américaine du Canada. Ce n’est pas par hasard que des délégués
blâmèrent parfois le comportement du clergé québécois en soulignant la mauvaise
publicité qui en résulterait aux États-Unis. D’autres comparèrent la préparation
apologétique des Irlandais à l’ignorance doctrinale des Canadiens français.
Décidément, pour eux, le catholicisme en Amérique passait par la langue
anglaise. Ainsi, la capacité de parler anglais était une condition sine qua
non de la nomination du délégué à Ottawa 60. Cette optique
n’était pas non plus en contradiction avec l’ouverture de Rome envers les
immigrants. En Amérique, tous avaient leur place, qu’ils fussent Ukrainiens ou
Acadiens; mais la langue commune était l’anglais.
Ce point de vue s’opposait à celui du
clergé québécois qui en gros possédait, comme l’avait si bien noté Mgr
Merry del Val, une conception nationale de son identité: il était l’Église
canadienne. Cette conception était profondément ancrée dans l’histoire. En
général, les ecclésiastiques croyaient au caractère particulier de la province
de Québec en tant que seul État catholique en Amérique du Nord. Ils furent
portés à soupçonner de libéralisme catholique ceux qui refusaient cette vision
intégrale de la réalité et voulaient diluer la spécificité catholique du Québec
dans le grand ensemble canadien. Mais cette perspective n’était pas introvertie,
car elle se doublait d’une vision du Québec (et nous ne parlons pas ici
nécessairement de la législature) comme protecteur des droits des minorités
catholiques et françaises. Soulignons à cet égard la continuité d’action qui
alla de Mgr Bourget dans les questions de l’enseignement catholique au Canada-Ouest
et au Nouveau-Brunswick à Mgr Bégin dans celles du Manitoba, du
Nord-Ouest et de l’Ontario.
Rome rejeta cette façon de voir et interpréta ces initiatives
comme de l’ingérence du clergé en politique. En dernier ressort, elle fit plus
confiance à Laurier et aux prélats qui avaient une conception «nordaméricaine»
de la position de l’Église en tant qu'organisation volontaire ou qui, à la
limite, partageaient la vision chauvine des leaders anglophones du Canada
anglais. Le lieu d’implantation du siège de la Délégation est fort révélateur à
ce sujet. Mgr Falconio avait à choisir entre Montréal et Ottawa.
Cette dernière était certes plus «nord-américaine», mais moins catholique.
Ottawa n’en fut pas moins choisie, étant la capitale du pays. Dans tout ceci,
le Saint-Siège fit preuve d’un grand réalisme politique et constitutionnel.
D’ailleurs lorsqu’on songe au climat de chauvinisme canadien-anglais qui
dominait au Canada à l’époque, les options de Rome étaient forcément limitées.
Le triomphe de la conception romaine mena inéluctablement à l’aliénation du
clergé canadien-français qui se sentit doublement opprimé. Mais la raison du
plus fort est toujours la meilleure!
Roberto PERIN
Centre académique canadien
en Italie.
Rome
1Roberto Perin,
«Troppo Ardenti Sacerdoti: the Conroy Mission Revisited», Canadian
Historical Review LXI (Sept. 1980) pp. 283-304.
2Archives de la
Propaganda Fide, Rome (APFR) Acta (luglio 1879).
3APFR, Lettere e
Decreti della Santa Congregazione e Biglieti di Monsignor Segretario (LDB),
1877, ff 170-171.
4APFR, Scritture
riferite in Congressi (sc), 1877, Conroy à Franchi, 30 novembre 1877.
5APFR, Sc 1877,
Conroy à Franchi, 30 novembre 1877.
6APFR, Sc 1877B,
Dufferin to Conroy, 27 March, 1877. Conroy prit soin de traduire cette lettre
en italien et l’expédia à la Propagande, en indiquant son entière approbation.
7APFR, Acta (luglio
1879).
8APFR, Scritture
Riferite in Congregazione Generali (SOCG) luglio 1879, Letellier de Saint-Just
à Simeoni, R. Laflamme. C. A. P. Pelletier, F. Langelier, F. X. Marchand, H. Starnes,
P. Bachand; A. Chauveau à Simeoni, 21 juillet 1878.
9APFR, Sc 1878-8, B.
Pâquet à inconnu, 6 mars 1879; SOCG luglio 1879, Hamel à Simeoni, 14 mars 1879.
10APFR, Acta (luglio
1879).
11APFR, Sc 1882-86,
Bégin à Célestin Marquis, 25 janv. 1883.
12APFR, Acta 1884,
Smeulders ad Simeoni, 8 aprilis 1884.
13APFR, Acta 1884,
Smeulders ad Simeoni, 11 februarius 1884.
14APFR, Acta 1884,
Smeulders à Jacobini, 16 aprile 1884. La plus grande partie de la
correspondance des délégués apostoliques est écrite en latin ou surtout en
italien. Nos citations sont donc le plus souvent des traductions. Par contre,
pour que le lecteur sache à quoi s’en tenir, nous mettons la référence dans la
langue d’origine.
15APFR, Acta 1884,
Smeulders ad Simeoni, 26 aprilis 1884.
16APFR, Acta 1884,
Smeulders ad Simeoni, 26 junius 1884.
17APFR, Nuova Serie
(NS) 240 (1902) Rubrica 154, F. Cavagnis, secrétaire de la Congrégation des
Affaires ecclésiastiques extraordinaires, à Mgr Ciasca, secrétaire
de la Propagande, 13 gennaio 1897.
18APFR, NS 240 (1902)
Rubrica 154, Cavagnis a Ciasca, 19 febbraio 1897.
19Congrégation des Affaires
ecclésiastiques extraordinaires (CAEE), Rubricella 37227, Istruzioni per Mgr
Delegato Apostolico al Canada», 9 marzo 1897.
20CAEE, Inghilterra,
Posizione 161 Rubricella 37088, Merry del Val a Rampolla, 30 marzo 1897.
21CAEE, Canada, settembre
1897, Appendice, Relazione di MgrDelegato Apostolico.
22Ibid.
23Ibid.
24CAEE, Inghilterra,
Posizione 161, Merry del Val a Rampolla, 21 maggio 1897.
25CASE, Relazione del
Delegato.
26CAEE, Ponenza sul Canada,
11 dicembre 1897.
27CAEE, Ponenza sul
Canada, luglio 1898.
28APFR, NS 195
Rubrica 154, Falconio a Ledochowski, 8 novembre 1900.
29CAEE, Inghilterra,
Posizione 193 Rubricella 63590, Falconio a Rampolla, 8 maggic 1891.
30APFR, NS 215 Rubrica 154,
«La Chiesa Cattolica nel Canada», 3 dicembre 1901.
31APFR, NS 215 Rubrica 154,
Falconio a Ledochowski, 8 nov. 1900.
32APFR, NS 215 Rubrica 154,
Ledochowski a Falconio, 22 dicembre 1899.
33APFR, « La chiesa
cattolica... »
34Ibid.
35APFR, NS 215
Rubrica 154, Falconio a Rampolla, 20 marzo 1901. « La Propaganda protestante
nel Canada».
36APFR, « La chiesa
cattolica... »
37APFR, « La chiesa
cattolica... »
38Ibid.
39APFR, NS 265
Rubrica 154, Rampolla a Gotti, 18 septembre 1902.
40APFR, NS 265
Rubrica 154, Minuto per Mgr Sbaretti.
41APFR, NS 265
Rubrica 265, Minuto delle Istruzioni per Monsignor Delegato Apostolico nel
Canada.
42Archives générales de l’ordre
des Servîtes de Marie (AGOSM), A. Langevin et ses suffragants à Pie X, 7
octobre 1910.
43AGOSM, Langevin à
Alexis Lépicier, 18 octobre 1910.
44AGOSM, L. A. Pâquet
à Lépicier, 26 novembre 1910.
45AGOSM, J. P.
Desrosiers à Lépicier, 21 mars 1911.
46P M. Bernardi, Cenno
biografico di Monsignor Pellegrino M. Francesco Stagni. (Roma, 1919).
47AGOSM, L. N. Begin
à Lépicier, 30 juin 1913; A. Volbars, professeur au Séminaire de St-Sulpice, à
Lépicier, 2 mai 1911.
4848AGOSM, J. C.
Geoffrion, vicaire à Hochelaga, à Lépicier, 11 nov. 1910; aussi L. J. T.
Lafontaine à Lépicier, 13 déc. 1910.
49AGOSM, A.
Gaudreault, directeur du petit séminaire de Chicoutimi, 6 nov. 1910.
50AGOSM, Langevin à
Lépicier, 17 nov. 1910.
51AGOSM, Pâquet à
Lépicier, 26 nov. 1910.
52AGOSM, Geoffrion à
Lépicier, 24 fév. 1911.
53AGOSM, Joseph
Hallé, Joseph Hallé, professeur au Collège de Lévis, à Lépicier, 11 fév. 1911.
54AGOSM, H. A. Simard
à Lépicier, 17 déc. 1910.
55AGOSM, Stagni à P.
M. Bernardi, 5 aprile 1911.
56AGOSM, Stagni à
Bernardi, 9 febbraio 1912. Les tarifs postaux ont augmenté légèrement depuis
ce temps-là!
57AGOSM, Perrier à
Lépicier, 17 nov. 1916; aussi, Edmour Hébert à Lépicier, 25 fév. 1916.
58AGOSM, A. Curotte à
Lépicier, 5 nov. 1912.
5959AGOSM, Stagni to
Lépicier, 11 September 1911; Stagni à Lépicier, 3 marzo 1912; Stagni à
Lépicier, 28 marzo 1912.
60D’ailleurs Alexis
Lépicier nota dans son journal que sa candidature à la Délégation apostolique
du Canada fut rejetée parce qu’il était français, AGOSM, Journal Lépicier, 17
novembre 1926. »Ai rencontré Monseigneur Di Maria (délégué apostolique au
Canada de 1917 à 1926). La raison (de la décision de la Consistoriale contre la
candidature de Lépicier) est que je suis français».