S.C.H.E.C.. Sessions d’étude, 50 (1983), 485-497

 

 

L’Église catholique et les Francophones de l’Ouest,
1818-1930

 

      Durant le XIXe siècle et les trois premières décennies du XXe siècle, l’élément français domina la hiérarchie et les effectifs de l’Église ca­tholique romaine des Prairies canadiennes. Convaincus que “la langue est la gardienne de la foi,” les clercs de l’Ouest prirent pour acquis qu’ils se devaient de dominer la vie politique, économique et sociale de leurs ouailles de langue française afin d’assurer leur salut. Que ce soit parmi les Métis, les Québécois nouvellement arrivés, les Canadiens ra­patriés des États-Unis ou les Francophones transplantés de l’Europe, le clergé s’attribua le rôle de leader pour affermir la vie culturelle des Français de l’Ouest et par le fait même améliorer leurs chances de ga­gner leur ciel. L’Église était convaincue que plus ces colons seraient français, plus grandes seraient leurs chances d’atteindre le paradis à la fin de leurs jours.

 

LES MÉTIS

 

     L’Église de Saint-Boniface voit le jour en 1818 avec l’arrivée de deux missionnaires, les abbés J.-N. Provencher et J.-N.-S. Dumoulin, ac­compagnés du jeune séminariste G. Edge et d’une quarantaine de colons du Québec. Selon les instructions de leur évêque, Mgr Plessis de Québec, leur but était d’apprendre les dialectes de leurs néophytes, régulariser les unions des Canadiens français avec les femmes du pays, prêcher la parole de Dieu, faire observer la loi et éduquer la jeunesse en établis­sant des écoles à travers les Prairies 1.

     L’Église de l’Ouest se développa lentement. La tâche à accomplir était monumentale et la poignée de missionnaires avait grandement besoin de renforts pour desservir de façon adéquate une population disséminée à travers une région aussi vaste que l’Ontario et le Québec. Les Soeurs Grises de la Croix et les Oblats répondirent à l’appel et envoyèrent quelques membres de leur congrégation vers les Prairies en 1844 et 1845 respectivement. La présence de quatre religieuses, suivie de l’arri­vée du père Pierre Aubert accompagné du jeune frère Alexandre Taché, et la perspective de la venue prochaine d’effectifs supplémentaires per­mirent à l’Église de la Rivière-Rouge de se doter de cadres institution­nels. En 1847, l’abbé Provencher fut nommé évêque du nouveau diocè­se de Saint-Boniface. Les priorités du clergé par rapport aux Métis se concrétisèrent et leur application devint plus praticable.

     Le but primordial du clergé était d’amener les Métis à observer les pré­ceptes du christianisme. Le travail des missionnaires fut facilité dès le début par la chaleureuse réception accordée par les Métis qui avaient eux-même demandé à Mgr Plessis de leur envoyer des prêtres. En plus, la communication avec les Bois-Brûlés était facilitée par le fait que plu­sieurs de ces chasseurs de bison parlaient quelque peu le français, même si la langue d’usage de la plupart de ces derniers était le cris. De fait, ces Métis avaient hérité et conservé beaucoup plus des caractéristiques de la culture de leur mère indienne que de celle de leur ancêtre paternel français. Ils possédaient une notion plutôt vague du christianisme. Aux yeux de Mgr Provencher et de ses collaborateurs, les Métis possédaient de mauvaises habitudes qu’il fallait extirper. Ils avaient trop souvent re­cours à la violence pour régler leurs différends; ils abusaient de l’alcool, ce qui occasionnait une multitude de problèmes sociaux ; ils contractaient des mariages à la façon du nord et changeaient d’épouse à leur guise; ils souffraient de l’indolence et attachaient trop d’importance aux biens ma­tériels. Pour assurer le salut de ces Métis, la transformation de leur mode de vie économique, social et politique s’imposait. Il fallait les éduquer, il fallait les franciser.

     L’oeuvre éducatrice entreprise par le clergé se heurtait au nomadisme des Métis. Lorsque l’on croyait atteindre un certain degré de succès, les Métis disparaissaient pour courir les Prairies à la recherche des trou­peaux de bisons. Durant ces expéditions de chasse prolongées, ils ou­bliaient les préceptes que les missionnaires leur avaient inculqués et ils reprenaient leurs mauvaises habitudes. D’après Mgr Provencher, ce mo­de de vie encourageait l’indolence et le vice 2. Pour s’assurer le bien-être spirituel des Métis, une seule solution s’imposait: induire ces nomades à s’établir de façon permanente dans les environs des missions et à s’adon­ner à la culture du sol.

     Les métis n’abandonnèrent pas leur dépendance de la chasse du jour au lendemain. Malgré les exhortations et les encouragements du clergé, la transition entre le nomadisme et la sédentarité se produisit lentement. Les faillites agricoles occasionnées par la sécheresse, les gelées préma­turées, les inondations et les sauterelles accentuèrent la détermination des Métis à poursuivre leur mode de vie traditionnel.

     La persévérance du clergé porta fruit avec le temps. Un nombre de plus en plus grand de Métis s’installèrent près des missions et cultivè­rent le sol sous la tutelle des missionnaires. L’usage du français devint plus courant. Les nouveaux-nés reçurent le baptême. Les prêtres et les religieuses dispensèrent un enseignement académique, technique et reli­gieux en français à un nombre croissant d’élèves. Les clercs parvinrent à régulariser les mariages. Les dénonciations des abus de l’alcool en­gendrèrent un déclin considérable de la consommation de l’eau-de-vie. En d’autres mots, sous l’égide de l'Église, la culture et les moeurs des Métis sédentaires ressemblèrent de plus en plus à celles de leurs ancê­tres canadiens du Bas-Canada.

     La politique de francisation progressait de façon prometteuse lorsque des nuages vinrent de l’Est assombrir l’avenir. Selon le deuxième évê­que de Saint-Boniface, Mgr Taché, le projet canadien d’annexer les terres de Prince-Rupert constituait une menace sérieuse à la survivance des Métis. Le comportement et les déclarations de la poignée d’Ontariens nouvellement établis dans la colonie d’Assiniboia portèrent l’évêque à craindre que l’Ouest ne devienne un prolongement de l’Ontario et que les Métis soient laissés pour compte 3. Même si la politique de francisation était bien amorcée, il aurait fallu encore quinze ans pour mener cette tâche à bien. Entretemps, l’incorporation des prairies dans le dominion du Canada et la ruée anticipée de milliers de colons anglo-saxons de l’Ontario, suivies de l’implantation de leurs moeurs et de leur système de valeurs menaçaient d’anéantir le fruit des labeurs d’un demi-siècle accomplis par les Provencher, Taché, Laflèche, Belcourt, Dumoulin, Ritchot, Lestanc, etc...

     L’Église ne s’opposa aucunement à l’annexion de l'Ouest, mais elle ne condamna pas Riel et ses compatriotes qui désiraient négocier les conditions d'annexion avec le gouvernement canadien. Plusieurs clercs n’hésitaient jamais à offrir leurs conseils lorsqu’ils était consultés. Cer­taines clauses de l’Acte du Manitoba (1870), en particulier les clauses 22 et 23, qui réfèrent au système d’écoles séparées et au statut officiel du français, reflètent le rôle joué par quelques membres du clergé. La clause 31, beaucoup moins connue mais considérée comme cruciale par Mgr Taché et l’abbé Ritchot, prévoyait la création d’un bloc de 1 400 000 acres de terre, réservé exclusivement aux chefs de famille métis et à leur progéniture. Cette réserve allait prévenir dans l’immédiat l’engloutissement des Métis par la marée anticipée de colons anglo-saxons venant de l’Ontario et de l’Angleterre 4. La création de cet îlot empêchait que les Mé­tis soient exposés trop tôt à l’influence néfaste des immigrants anglo-saxons et permettait au clergé de consolider son oeuvre. Cependant, pour préserver le caractère français et catholique des Métis, le recrutement de renforts devenait indispensable. Il fallait que le surplus de popula­tion du Québec s’oriente vers le Manitoba pour venir prêter main-forte à ses coreligionnaires de langue française. Un apport de l’extérieur sous forme de colons francophones constituait la clef du salut des Métis.

LA COLONISATION

 

     L’Église, secondée par quelques chefs de file laïcs et certaines agen­ces gouvernementales, joua un rôle dominant dans le secteur de la colo­nisation par les Francophones dans les Prairies. L’Église de l’Ouest se fonda sur l’infrastructure déjà en place, exploita son prestige au sein de certains milieux politiques et rechercha l’appui de la hiérarchie cléricale de l’est du pays pour atteindre son but. Aux yeux de l’Église, la colo­nisation représentait une question de vie ou de mort.

     Les paroisses à l’intérieur du bloc de terres réservé pour les Métis al­laient servir de fondement pour les projets de colonisation envisagés par Mgr Taché. C’est ce qui explique pourquoi l’évêque, devenu archevêque en 1871, se fit le porte-parole des Métis auprès du gouvernement con­cernant les modalités d’application de la clause 31. Mgr Taché et ses clercs aidèrent les Métis à choisir leurs terres et avisèrent leurs proté­gés de prendre garde aux spéculateurs étrangers qui tenteraient de leur arracher leur patrimoine. Seuls les Franco-catholiques devaient avoir ac­cès aux terres de l’intérieur et à la périphérie de cette réserve.

     Avant que ce bloc catholique et français devienne réalité, Mgr Taché se rendit au Québec où il supplia ses collègues de la belle province de seconder ses efforts. À la suite de ses supplications, les évêques du Québec confièrent à Mgr Laflèche, qui avait dans le passé oeuvré dans l’Ouest canadien, le soin de rédiger une lettre circulaire. Dans cette let­tre lue dans les différentes paroisses du Québec en 1871, les évêques exhortaient les Québécois à rester chez eux, condamnaient l’émigration vers les États-Unis et recommandaient à leurs ouailles déterminées à quitter leur province natale d’envisager la possibilité de s’établir au Manitoba.

 

Notre pensée n’est pas de demander aux paisibles et heureux ha­bitants de la Province de Québec de changer une position certaine et avantageuse pour les incertitudes et les risques d’une immigration lointaine, mais, s’il en est auxquels il faut un changement et auxquels il répugne de s’imposer les rudes labeurs de bûcherons, à ceux-là, Monsieur le Curé, veuillez bien indiquer la Province de Manitoba. [...]

Dans cette nouvelle Province, il y a un Collège où les garçons peuvent recevoir une éducation soignée; des couvents où les filles puisent l’instruction qui leur est prodiguée en Canada. Les Mission­naires, trop heureux du renfort qu’ils recevront par cette émigration, étendront volontiers aux nouveaux venus l’affection qui les anime en­vers leurs ouailles actuelles. [ ... ]

Nous considérons donc, M. le Curé, comme chose bonne et dési­rable, l’établissement de quelques-uns des nôtres dans ces régions, et nous verrions avec plaisir qu’il se fit quelque chose dans ce sens; si, par exemple, entre deux ou trois paroisses, on pouvait assurer le concours d’une famille honnête, chrétienne et laborieuse qui irait former dans le Nord-Ouest une population comme celle qui est ve­nue, il y a deux siècles, jeter les fondements de notre nationalité en Canada.5

 

      Fort de cet appui, Mgr Taché prit pour acquis que le Québec fourni­rait sans trop d’efforts de riches contingents de colons pour le Manitoba. Cependant, les évêques de l’est laissaient sous-entendre dans leur lettre que la migration des Canadiens français vers les Prairies serait minuscu­le. De fait, peu de Québécois prirent la route de l’Ouest et même ceux qui vinrent ne possédaient pas toujours les moyens financiers requis pour survivre. Pour combler cette lacune et consolider le bloc français et ca­tholique, les Franco-Manitobains, sous la tutelle du clergé, organisèrent la Société de Colonisation du Manitoba en 1874. Le but de cette société était d’assister les nouveaux-venus, de promouvoir la colonisation du Manitoba au Québec et d’élargir les cadres du recrutement aux États-Unis où des milliers de Canadiens français désillusionnés n’attendaient, semble-t-il, que l’occasion de revenir au pays.

     Le père Lacombe, l’agent colonisateur de Mgr Taché, entreprit plu­sieurs tournées du Québec et des États-Unis durant lesquelles il louan­geait le potentiel agricole du paradis de la Rivière-Rouge. Après des pourparlers avec le gouvernement fédéral, la Société de Colonisation du Manitoba obtint la nomination d’un agent de rapatriement, monsieur Charles Lalime de Worcester, au Massachusetts.

     Ces initiatives produisirent des résultats modestes durant la première décennie de l’histoire du Manitoba. Des Franco-Américains de la Nou­velle-Angleterre, recrutés par Charles Lalime, s’établirent sur des town­ships avoisinant les paroisses des Métis tandis qu’une poignée de Qué­bécois occupèrent des homesteads près des clochers.

     Cependant, cette colonisation au compte-gouttes compensait à peine la saignée des Métis désorientés qui quittaient les parages pour s’orienter plus à l’Ouest. La construction imminente du Canadien Pacifique et l’afflux d’immigrants anglo-saxons qui s’ensuivraient inquiétaient da­vantage le clergé de l’Ouest. En 1880, l’Église reconnaissait la nécessi­té de quadrupler ses efforts dans le domaine de la colonisation pour em­pêcher que l’élément français des Prairies ne disparaisse.

     Un nombre accru de clercs et de laïcs éminents du Manitoba ratissè­rent la vallée du Saint-Laurent à la recherche de colons. Ils prononçaient des conférences, distribuaient des feuillets de propagande, s’entretenaient avec des chefs de famille qui songeaient à s’expatrier et accompagnaient leurs nouvelles recrues durant leur trajet vers l’Ouest. La nécessité de contre-balancer l’immigration anglo-saxonne poussa certains délégués à exagérer les avantages que les nouvelles recrues trouveraient dans l’Ouest. Les Prairies offraient aux Canadiens français la chance de pour­suivre leur véritable vocation, la culture du sol. Pourquoi languir au Québec lorsque les terres fertiles de l’Ouest n’attendaient que le soc de la charrue pour livrer d’immenses richesses à leur nouveau propriétaire? Le père de famille soucieux du bien-être matériel de son foyer et de l’avenir de ses enfants n’avait pas le choix : il devait prendre la route de l’Ouest.

     Ce zèle souleva l’ire de plusieurs membres de l'intelligentsia du Québec. Tourmentés par l’émigration massive des leurs vers les États­Unis, un nombre croissant d’ecclésiastiques, de politiciens et de journa­listes condamnèrent toute propagande accélérant le dépeuplement de leur province. Même les évêques du Québec devenaient progressivement réticents à seconder les efforts des émissaires ecclésiastiques des Prai­ries. Le Québec avait ses propres régions à coloniser. Ce n’est pas en affaiblissant le Québec que la minorité française de l’Ouest allait sur­vivre. C’est aux États-Unis et en Europe qu’il fallait aller chercher des renforts.

     Les États-Unis où habitaient des milliers d’anciens Canadiens de langue française ne pouvaient demeurer la responsabilité d’un seul agent de recrutement. Étant donné l’ampleur de ce champ fertile, des colla­borateurs supplémentaires étaient requis. Après un lobbying intensif, Mgr Taché et ses collègues parvinrent à convaincre le gouvernement fé­déral de nommer un missionnaire-colonisateur par diocèse. Leur respon­sabilité primordiale serait de promouvoir le rapatriement vers l’Ouest des Canadiens français dispersés aux États-Unis. Choisis par l’évêque, mais payés par le gouvernement fédéral, ces missionnaires-colonisateurs – les Morin, Ouellette, Beaudry, Gravel, Bérubé et Vachon pour n’en citer que quelques-uns – inondèrent de propagande la Nouvelle-Angleterre et le Mid-West américain. Cependant, la réponse des Franco-Américains demeura tiède. Forcés de quitter leur pays natal pour survivre, ils fai­saient la sourde oreille aux promesses qui leur étaient faites. Il valait mieux peiner durement dans les usines aux États-Unis que de crever de faim dans le désert de l’Ouest. Les missionnaires­colonisateurs qui con­nurent le plus de succès recrutèrent autant de Québécois que de Franco-­Américains, un phénomène qui ne passait pas inaperçu parmi les mem­bres de la classe dirigeante de la vallée du Saint-Laurent 6.

     Le clergé de l’Ouest percevait le Québec et les États-Unis comme les sources primordiales de renfort, mais il ne pouvait se permettre d’ignorer l’Europe française. La visite de capitalistes français, la tournée de la France par le curé Labelle en 1885 et la sympathie démontrée par les royalistes et ecclésiastiques de l’ancienne mère-patrie poussèrent Mgr Ta­ché et ses collaborateurs à exploiter ces initiatives. On ne voulait pas de françissons (des gens qui mangent de la saucisse le vendredi), ni de communistes, d’anarchistes ou d’assassins d'évêque. Cependant, une propagande soignée entreprise avec la collaboration du clergé d'Europe, pourrait fournir de précieux renforts.

     Les agents de recrutement étaient des prêtres originaires de France qui, une fois établis dans l’Ouest canadien, décidaient de créer de nou­velles paroisses peuplées par des colons catholiques et français d’outre­mer. Indépendamment des activités du gouvernement, mais toujours avec la bénédiction de leurs évêques, plusieurs clercs, entre autres Dom Paul Benoît, Jean Gaire, Albert Royer, Paul Le Floch et Eugène Le Coq, en­treprirent à leurs frais de multiples voyages en Europe où ils concen­traient leurs activités dans des contrées appauvries ou surpeuplées de la France, de la Belgique et de la Suisse. Le nombre d’immigrants de ces pays francophones d’Europe correspondait rarement à l’énergie déployée par ces missionnaires des Prairies7.

     La prolifération d’initiatives de l’Église dans le secteur de la coloni­sation au Québec, aux États-Unis et en Europe ne suffit pas à servir de contrepoids à l’invasion des Prairies par des masses d’étrangers. Les Ontariens, les Britanniques, les Scandinaves, les Slaves et les Allemands affluèrent vers l’Ouest tandis que les Québécois, les Franco-Américains et les Européens de langue française demeurèrent pratiquement sourds aux appels et aux cris d’alarme du clergé des Prairies. Les efforts inouïs de l’Église ne permirent aucunement à la minorité française et catholi­que de l’Ouest de maintenir la parité numérique. Au contraire, les 135 000 Francophones qui vivaient dans les Prairies en 1930 ne constituaient qu’environ six pour cent de la population totale de 2 350 000 habitants.

     En dehors du bloc constitué et consolidé par Mgr Taché au sud de Winnipeg, les Canadiens français de l’Ouest se trouvèrent dispersés à travers les Prairies. Cet éparpillement résulta d’un manque de concerta­tion et de coordination dans le secteur de la colonisation entre les diffé­rents diocèses de l’Ouest. L’archevêque de Saint-Boniface se préoccupait surtout du peuplement de son archidiocèse tandis que ses collègues de l’épiscopat de l’Ouest faisaient de même dans leurs diocèses respectifs. Cette pratique empêcha le développement d’une politique globale dans l’Ouest. En conséquence, les missionnaires-colonisateurs conduisaient leurs recrues vers les diocèses auxquels ils étaient rattachés plutôt que de tenter de prêter parfois main-forte à l’un de leurs collègues dont le district en voie de développement était assiégé par une masse d’immigrants étrangers qui menaçaient d’engloutir les paroisses françaises. Pen­dant que l’abbé Ouellette se dévouait à la colonisation française au nord d’Edmonton, l’abbé Gravel fondait Gravelbourg et l’abbé Bérubé diri­geait des centaines de Franco-Américains vers le nord-ouest de Prince-Albert. Ce phénomène se produisait parfois à l’intérieur du même diocè­se et l’évêque n'osait intervenir par crainte de décourager ses ouvriers.

     Certains missionnaires utilisèrent les missions métisses dispersées à travers les prairies comme embryon pour la colonisation française. Les nouveaux-venus garantiraient la survivance des Métis tout en se sentant plus à l’aise à l’ombre du clocher. Comme exemple, Saint-Paul-des-­Métis, Duck Lake et Willow Bunch servirent de base au peuplement français. La politique de colonisation de plusieurs autres missionnaires consistait à devancer les immigrants étrangers en occupant des terres iso­lées des régions déjà en voie d’exploitation. Ils espéraient créer des blocs peuplés exclusivement par des colons français et catholiques avant que ce territoire ne soit envahi par des étrangers. La pénurie de colons per­mettait rarement à ces missionnaires de réaliser leur ambitieux projet. Dès que ces régions devenaient faciles d’accès, les étrangers y péné­traient et encerclaient les quelques paroisses françaises. D’autres mis­sionnaires assumaient le fardeau et recommençaient ailleurs dans des régions isolées où l’histoire se répétait.

     L’Église avait projeté de créer un chaîne de blocs contigus français du Manitoba jusqu’aux Montagnes Rocheuses. Cette stratégie échoua fa­ce à des événements sur lesquels l’Église ne pouvait exercer aucun con­trôle. La rareté des colons comparativement à l’afflux des immigrants étrangers força 1 Eglise a reagir, a improviser, à s’adapter et à procé­der de façon ad hoc. Le déploiement de tant d’énergie donna naissance à des îlots français détachés les uns des autres et dispersés à travers le Manitoba, la Saskatchewan et l’Alberta.

 

UN QUÉBEC EN MINIATURE

 

     Tout comme au Québec, l’Église ne pouvait permettre à son trou­peau d’errer sans direction. De par la nature de son mandat, il lui in­combait d’assumer le leadership de la minorité française disséminée à travers les Prairies. Vu l’impact du secteur temporel sur la vitalité spi­rituelle de ses brebis, l’Église jugeait justifiable toute intervention qui lui permettrait d’exercer un contrôle rigoureux sur la vie sociale, politique et économique des catholiques français de l’Ouest.

     L’hégémonie des Francophones au sein de l’Église catholique de l’Ouest permit aux membres de cette institution d’accorder une attention toute particulière au bien-être culturel de la minorité française. Peu im­porte l’environnement et la distance qui séparait ces westerners du ber­cail de la francophonie canadienne, l’Église projetait de recréer dans l’Ouest un Québec en miniature ou une série de mini-Québecs. La trans­plantation des institutions et traditions culturelles des vieilles paroisses du Saint-Laurent allait permettre aux Francophones de l’Ouest de vivre à l’abri des événements et des éléments qui pourraient miner leurs chan­ces de survie.

     La paroisse constituait la pierre angulaire des ambitieux projets en­tretenus par l’Église. Durant l’ère de colonisation, le clergé de l’Ouest prêcha continuellement que la culture du sol représentait le moyen le plus noble pour le Francophone de gagner son pain. Les Prairies of­fraient au colon de langue française l’occasion de poursuivre sa vocation véritable, mais il n’était pas libre de s’établir n’importe où. Il devait occuper un lopin de terre dans un district déterminé par l’Église même si ces terres étaient parfois boisées ou de qualité marginale à comparer aux homesteads disponibles dans des townships environnants. La région peuplée par un groupe homogène de colons servait de noyau à la créa­tion éventuelle d’une paroisse.

     Quiconque vivait dans un lieu de perdition à l’extérieur des limites d’une paroisse devait être repêché le plus tôt possible. Il incombait aux cultivateurs aisés de la paroisse de secourir ces infortunés en leur prêtant de l’argent, en leur fournissant de l’emploi, ou en leur vendant de la terre à des prix modiques. De même, le cultivateur qui choisissait de quitter son village pour tenter fortune ailleurs dans une paroisse en voie de développement, ne pouvait vendre sa propriété à un étranger sans encourir le risque de déplaire à ses voisins et au curé. Le bien-être d’un individu était subordonné à celui du groupe.

     En dehors de la paroisse, point de salut. La paroisse fournissait à ceux qui vivaient à l’ombre du clocher un sens de sécurité, un sens d’appartenance. Mgr Marois, le vicaire-général de l’archidiocèse de Ré­gina, souligna en 1915 l’importance de cette institution. “C’est la parois­se qui a fait la province de Québec ce qu’elle est, c’est la paroisse qui nous gardera notre cachet national dans l’ambiance anglicisante de l’Ouest” 8. Par l’entremise du journal français de la Saskatchewan, un chroniqueur ecclésiastique accentuait, vers la même époque, l’importance de la paroisse. “Si nous voulons que notre peuple soit fort, qu’il s'u­nisse, qu’il se groupe autour de son clocher, sous la direction de son pasteur et avec le concours actif des laïques éclairés” 99.

     Le Québécois nouvellement installé dans une paroisse de l’Ouest re­trouvait plusieurs des institutions et associations qu’il avait laissées dans son ancien village – la Société Saint-Jean-Baptiste, la Saint-Vincent-de­Paul, les Dames de Sainte-Anne, les Enfants de Marie, la Ligue du Sa­cré-Coeur, l’Association Catholique de la Jeunesse canadienne-française. La paroisse constituait un îlot, un mini-Québec parachuté au milieu des Prairies.

     C’est le missionnaire ou le curé qui régissait la paroisse. Homme à tout faire, il cultivait le sol pour subvenir à ses besoins personnels, devenait instituteur par intérim si nécessaire, soignait les malades, jouait le rôle d’avocat, d’expert en agronomie, de conseiller économique et culturel. Rien n’échappait à son emprise. Le comportement moral de ses ouailles le préoccupait en particulier. Il sévissait fermement contre les abus de l’alcool, la danse et toutes formes d’activités nocturnes. Plu­sieurs ecclésiastiques ne se gênaient même pas pour dicter à leurs pa­roissiens pour qui voter lors d’élections fédérales et provinciales.

     Un des besoins fondamentaux consistait à pourvoir la jeunesse d’une éducation catholique et française. L’Église considérait comme indispen­sable l’établissement d’écoles confessionnelles sur lesquelles elle pour­rait exercer un certain contrôle quant au choix des instituteurs et aux matières enseignées. Lorsque les gouvernements s’entêtaient à rejeter les pétitions de leurs électeurs de langue française, l’Église avait recours à tous les moyens et ressources à sa disposition, y compris l’accès aux tribunaux, pour contraindre les hommes d’État à accéder aux requêtes des Francophones. Mais l’Église essuya parfois des revers cuisants tels qu’au Manitoba en 1890 et dans les Territoires du Nord-Ouest en 1905. Elle n’abandonna pas pour autant ses responsabilités en matière d’édu­cation. Durant leurs nombreux séjours en France et au Québec, les évê­ques de l’Ouest sollicitèrent et obtinrent l’appui de multiples congréga­tions religieuses. Les Filles de la Providence, les Filles de la Croix, les Soeurs des Saint-Noms de Jésus et de Marie, les Soeurs des Cinq Plaies, les Jésuites, les Clercs de Saint-Viateur et d’autres congrégations fournirent de leurs ressources humaines et monétaires pour fonder des couvents et des collèges. L’écart entre le système scolaire idéal envisagé par l’Église et la réalité demeura énorme. Néanmoins, en contournant la loi ou en l’interprétant en sa faveur, en créant des institutions scolaires privées et en arrachant des concessions de l’État, l’Église parvint à do­ter les paroisses françaises d’un réseau d’écoles où les jeunes pouvaient étudier leur langue maternelle dans une ambiance catholique.

     Les difficultés encourues durant les pourparlers avec l’État concer­nant les questions scolaires démontrèrent au clergé et aux laïques émi­nents la nécessité pour les Francophones dispersés dans les différentes provinces de l’Ouest de s'unir pour survivre. Les Franco-Saskatchewa­nais se dotèrent d’un organisme provincial en 1912, l’Association catho­lique franco-canadienne. Imitant leurs confrères, les Franco-Manitobains créèrent l’Association d’éducation des Canadiens français en 1916. Dix ans plus tard, les Franco-Albertains fondèrent l’Association canadienne-française de l’Alberta.

     Ces associations n’auraient pu voir le jour ni survivre sans la contri­bution de l’Eglise. Les membres du clergé siégeaient aux comités provin­ciaux, organisaient des cercles paroissiaux, etc.... L’abbé Maurice Bau­doux occupa même le poste de président de l’association provinciale en Saskatchewan. L’Église exploita astucieusement ces associations com­me forum pour propager son idéologie et solidifier son emprise sur la francophonie.

     Elle utilisa également la presse comme outil de pénétration des foyers et comme véhicule de son idéologie. L’Église reconnut très tôt la nécessité de contrer l’influence néfaste de la presse anglaise dans les milieux français. L’archevêque de Saint-Boniface, Mgr Langevin, finança en 1913 le lancement d’un journal, La Liberté. Un groupe d'ecclésias­tiques en Saskatchewan parrainèrent en 1910 l’apparition de l’hebdo­madaire, Le Patriote de l’Ouest. Le rédacteur en chef, le père A.-G. Morice, énonça clairement la raison d’être de ce journal dans sa première chronique. “Le titre de notre journal proclame assez haut que nous vou­lons servir nos concitoyens de langue française dans l’Ouest. Nous les défendrons quand ils seront attaqués ... Nous nous attacherons à contri­buer de tout notre pouvoir à la conservation de leur belle langue’ 10.

     Évidemment, ces hebdomadaires souffraient constamment d’une pé­nurie de fonds. C'est l’Église, en particulier les Oblats, qui subvention­na ces journaux en fournissant les services gratuits d’un rédacteur et en comblant des déficits accumulés. L’Église ne pouvait laisser sombrer ces journaux. Les Francophones avaient besoin d’une tribune qui reflétait leurs valeurs et intérêts.

     Comme son compatriote du Québec, le Francophone de l’Ouest au XIXe siècle et au début du siècle suivant était “encadré de la naissance à la mort par le clergé” 11. Aucun aspect de la vie quotidienne du rési­dent de langue française n’échappait à l’emprise de l’Église. Puisque le Canadien qui abandonnait sa langue et sa culture risquait de perdre sa foi, une partie intégrante du travail d’évangélisation de l’Église consis­tait à prévenir l’assimilation de ses fidèles. Dans l’esprit du clergé fran­çais, la langue et la foi étaient inséparables. Cette interdépendance entre le bien-être spirituel et le nationalisme des Canadiens français astreignait lé clergé à se dévouer corps et âme à l’épanouissement de la culture française à travers l’Ouest.

     L’effritement de l’emprise de l’Église sur la population française coincida avec l’accession aux sièges épiscopaux d’ecclésiastiques d’ori­gine irlandaise. Cette transformation de la hiérarchie priva le Franco­phone de ses leaders les plus énergiques et exposa la minorité française à un avenir incertain.

André LALONDE,
Département d’histoire
Université de Régina



1Père A.-G. Morice, Histoire de l’Église catholique dans l’Ouest Canadien 1659-­1905, Montréal, Granger Frères, 1915, vol. I, p. 123-4.

2Antoine Lussier, “Mgr Provencher and the Native People of Red River 1818-1853,” p. 16. Chapitre d’une thèse en voie de rédaction.

3Dom Benoît, Vie de Mgr Taché, Montréal, Librairie Beuchemin, 1904, p. 7-9.

4Robert Painchaud, “The Catholic Church and the Movement of Francophones to the Canadian Prairies 1870-1915,” thèse de doctorat, Université d’Ottawa, 1976, p. 5-9.

5Texte complet de cette circulaire dans M. Brunet, G. Frégault et M. Trudel, His­toire du Canada par les textes, Montréal, Fides, 1952, p. 205-6.

6Cf. A. Lalonde, “L’intelligentsia du Québec et la migration des Canadiens français vers l’Ouest canadien, 1870-1930,” RHAF, vol. 33, no 2, sept. 1979, p. 163-85.

7Sur l’immigration française, consulter R. Painchaud, The Catholic Church, chapitre V et Donatien Frémont, Les Français dans l’Ouest canadien, Saint-Boniface, Les Éditions du Blé, 1980.

8Le Patriote de l’Ouest, 16 décembre 1915, cité dans Lucille Tessier, “La vie culturel­le dans deux localités d’expression française du diocèse de Gravelbourg – Willow Bunch et Gravelbourg,” thèse de maîtrise, Université de Régina, 1974, p. 22-3.

9Le Patriote de l’Ouest, 10 août 1911.

10Le Patriote de l’Ouest, 22 août 1910.

11P.-A. Linteau, René Durocher, J.-R. Robert, Histoire du Québec contemporain, Montréal, Boréal Express, 1979, p. 312.