S.C.H.E.C., Sessions d’étude, 50 (1983), 177-182

 

Le recrutement sacerdotal et religieux au Québec: pistes de recherche

 

 

     L’histoire religieuse est une discipline qui recouvre des aspects forts variés, allant de l’apologétique et l’hagiographie jusqu’à la socio­logie et l’anthropologie religieuses, en passant par l’histoire des institu­tions et des relations Église-États. Depuis dix ou quinze ans, historiens, sociologues et ethnographes s’intéressent particulièrement à la religion populaire cependant que d’autres chercheurs touchent au secteur reli­gieux dans leurs travaux sur la culture. Sur les bords du Saint-Laurent, l’histoire religieuse appartenait surtout aux clercs jusqu’à ces dernières années et les études étaient essentiellement hagiographiques ou apolo­gétiques, peu importe l’angle sous lequel ses adeptes abordaient le phénomène. Si cette manière n’est pas tout à fait disparue de nos anna­les, d’autres modes plus critiques sont apparus et on peut espérer que des travaux solides viendront d’ici quelques années. En attendant, il me faut bien aborder la question qui m’a été confiée il y a quelques mois. Et j’aurai l’impudence non seulement de vous entretenir du recrutement du clergé, mais encore d’élargir le débat. Aussi bien vous dire dès l’abord que mon propos doit être considéré comme une réflexion sur ce qui pourrait être entrepris en fait de recherches sur la question.

     Si l’on s’en tient à l’intitulé tel qu'il a été formulé dans le program­me, seul le clergé séculier serait étudié. Et les religieux prêtres et frères ainsi que les religieuses seraient ignorés. Il faudrait convenir que l’encadrement des catholiques a appartenu, à des titres divers, à tous ceux et celles qui portaient une soutane ou une robe, c’est-à-dire aux prêtres séculiers et religieux, aux frères et aussi aux religieuses. Les femmes ont en effet tenu une place beaucoup plus importante par le nombre que les hommes dans la vie catholique au moins après 1850 et joué un rôle que l’on n’a pas encore bien évalué. C’est ce que j’ai suggéré d’entrée de jeu à notre président Guy LaPerrière lorsqu’il m’a lancé l’invitation à l’hiver 1982. Il m’a alors donné carte blanche sur ce point.

     Quant à la période suggérée, le XIXe siècle, on ne saurait dire s’il commence en 1800 ou en 1840. Pour ceux qui ne dédaignent pas un temps plus long, il n’est pas interdit d’envisager la période qui va de 1760 à 1959. D’une part, c’est la fin du recrutement des prêtres séculiers et religieux venus de France et donc l’apparition d’un nouvel ordre de choses en la matière, même s’il y avait eu quelques prêtres chez les Canadiens sous le Régime français. Désormais les Canadiens ne peuvent plus compter que sur eux-mêmes pour avoir des ministres du culte. D’autre part, et tout le monde serait bien d’accord, le début des années 1960 a vu la fin d’un monde arriver chez nous avec ce qu'on est convenu d’appeler la Révolution tranquille, et qui a coïncidé avec l’aggiornamento du Concile Vatican II. Voilà pourquoi mon hypo­thèse de travail portera sur le recrutement sacerdotal et religieux de 1760 à 1959.

     Si l’on s’attache enfin au mot recrutement, c’est un vocable dont le sens propre donné par le dictionnaire s’emploie pour désigner l’action de recruter des soldats. Le sens figuré du verbe veut dire amener à faire partie d’un groupe (associations, parti). C’est certes le sens qu’il faut garder ici. D’autant plus que le concept de vocation doit être laissé de côté en l’occurrence, puisque si les vocations se comptent, comme on disait autrefois en parlant du nombre de ceux ou celles qui entraient dans les ordres ou la vie religieuse, la vocation – l’appel de Dieu touchant une personne –, ne saurait se mesurer, se compter en termes statistiques. Et quand on parle de recrutement, on veut d’abord savoir combien de personnes ont été amenées à entrer en religion. Toutes les autres questions viendront ensuite, à savoir quand, comment, par qui le recrutement s’est fait, quels groupes ont été approchés, – groupes d’âge, groupes socio-économiques, groupes ruraux ou urbains – pour quels motifs apparents les personnes et les groupes sociaux solli­cités ont accepté de se faire prêtres, religieux ou religieuses.

 

I. LE DÉNOMBREMENT DES EFFECTIFS

 

     L’histoire de deux siècles ne doit pas effrayer les chercheurs en ce qui concerne le dénombrement des personnes, puisque les effectifs religieux ne dépassent pas quelques dizaines de milliers. Dans cette hypothèse, tous les prêtres, religieux et religieuses seront répertoriés.

     Les grandes catégories pourraient être réparties de la façon suivante: le clergé séculier, les religieuses et les religieux prêtres, divisés en contemplatifs et actifs, les religieux frères en coadjuteurs et enseignants. Catégories qui pourront être divisées autrement ou subdivisées. Sur le plan diachronique, il vient immédiatement à l’idée de procéder par dé­cennies. Dans l’espace laurentien, les diocèses, au fur et à mesure de leur création, seraient les unités géographiques de base à retenir. Pour le clergé séculier, cette façon de procéder semble aller de soi. Dans le cas des religieuses et des religieux, il faut ajouter la communauté et peut-être partir d’elle et chercher le diocèse d’origine de ses membres après. Il faudra bien entendu compter ceux qui ont été ordonnés prê­tres, ceux et celles qui ont fait des voeux perpétuels et dénombrer également ceux qui n’ont passé que quelque temps, mois ou années, au grand séminaire, dans un monastère ou un couvent. Ce qui donnera l’indice de «persévérance» et aussi le taux de celles et ceux qui se sont d’abord orientés vers la vie religieuse par rapport à l’ensemble de leur classe d'âge. Il ne sera pas interdit d’étudier une variable familiale, je veux dire la place ou le rang dans la famille qu’occupaient celles et ceux qui se destinaient à la vie religieuse.

 

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Dans la recherche des origines géographiques, le premier facteur à considérer est celui de la ville et de la campagne. Tout le monde pense que le clergé séculier et même les religieuses et les religieux se sont recrutés surtout à la campagne. Cela est vraisemblable, mais seules des études statistiques confirmeront ou infirmeront cette opinion. J’ai pour ma part fait quelques recherches avec des étudiants de maîtrise et de doctorat, dont les résultats ont paru dans mon livre sur les collèges classiques. Mais cela ne vaut que pour quelques collèges de garçons. A la campagne, il y aura lieu de voir si l’on peut séparer le village et les rangs, et à la ville, les paroisses et les quartiers. Des régions sèches et des régions humides – celles qui ne fournissent pas beaucoup de vocations et celles qui en donnent davantage – se dessineront peut­être sur la carte des diocèses, des campagnes et des villes.

     Après l’origine géographique, l’origine sociale des prêtres, des reli­gieuses et des religieux retient l’attention. Plus spécifiquement, c’est le statut socio-professionnel qu’on recherchera, à savoir la profession ou le métier du père des filles et garçons entrés en religion. La sociologie rétrospective aura là fort à faire pour éviter des anachronismes gênants, l’histoire sociale du Québec n’étant pas encore très avancée. Des séminaires faits avec mes étudiants dans les registres paroissiaux de la ville et de la région de Québec sur la période 1760-1870 m’en ont montré les difficultés. On verra par ce type d’analyse dans quels milieux sociaux se recrutaient prêtres, religieuses et religieux. Les filles et fils d’agri­culteurs y tiendront certes une place importante. Pour le reste, on peut émettre l’hypothèse qu’ils ne se recrutaient ni au sommet ni à la base de la société, les professions libérales n’en donnant que peu et les ou­vriers pas davantage, comme je l’ai constaté dans les choix de carrière au collège classique.

 

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     Des chercheurs dans les universités, dans les diocèses ou dans les communautés voudront pousser plus loin l’analyse et pourront étudier, par échantillonnage spatio-temporel, la carrière des membres du clergé diocésain et des communautés religieuses. D’abord la démographie, c’est-à-dire la différence entre les entrées dans la vie sacerdotale (ordi­nations) ou la vie religieuse (voeux perpétuels) et la sortie (mortalité des prêtres et religieux en exercice), la mortalité à partir de 25-29 ans et ainsi jusqu’à 95-100 ans, la répartition par âge des ordinands et des voeux perpétuels, la pyramide des âges à certains moments (aux 30 ans par exemple) pour prendre la mesure du renouvellement du clergé et des communautés, la répartition par classes d’âge des curés en exer­cice par diocèse.

     Ensuite, ce serait la carrière proprement dite. Dans le clergé sécu­lier, depuis le poste de professeur de collège à celui de principal d’école normale ou à vicaire et à curé, avec les titres de chanoine, de prélat domestique, de camérier secret et de vicaire général ou ceux d’archi­prêtre et de vicaire forain. Les communautés religieuses auraient le loisir d’étudier le profil de carrière propre à elles-mêmes le cas échéant. Sans oublier que dans les diocèses, à la ville comme à la campagne, il y avait de bonnes cures et de moins bonnes – des riches et des pauvres – et dans les communautés, des lieux où l’on était un peu oublié et d’autres où l'on pouvait briller de tous ses feux.

 

II. LA RAISON DU NOMBRE

 

     Les analyses statistiques nous donneront ainsi les inévitables courbes décennales, qui fourniront déjà des éléments d’explication par elles-­mêmes et qu’il faudra comparer encore avec les courbes démographiques, économiques ou autres. Pourtant, cet aspect quantitatif n’explique pas tout, même s’il est l’assise préalable de ce genre de recherche. Il est donc nécessaire de s’attacher aux modes du recrutement des prêtres, des religieuses et des religieux, dans les institutions et chez les person­nes. La carte des petits séminaires et des collèges classiques, déjà faite, celle des couvents, des juvénats, des noviciats, des grands sémi­naires et des scolasticats aidera sans doute à comprendre ou à découvrir certains aspects jusqu’ici inconnus dans le temps et l’espace. Quant aux personnes, je pense aux recruteurs de vocation. Le clergé séculier et les religieux prêtres se recrutaient d’abord et avant tout dans les collèges classiques qui s’appelaient petit séminaire ou collège. Il faudrait néanmoins ne pas oublier les curés de paroisses, qui étaient les premiers agents recruteurs des collèges. Il y aurait encore beaucoup à dire sur le rôle de la mère de famille pour les vocations sacerdotales. Chez les religieuses, il y avait les nombreux couvents et les écoles où elles ensei­gnaient. Quant aux communautés d’autres pays, telles que les hospitaliè­res, les missionnaires pour les pays éloignés et les contemplatives, le rôle des curés de paroisses me paraît encore là avoir été appréciable. Chez les frères, il y avait aussi les enseignants dans les écoles et ceux qui visitaient les paroisses aux fins de recrutement.

     Du côté des recrues, des prêtres, religieuses et religieux, la recher­che des motifs de réponse à l’appel de la vie sacerdotale ou religieuse paraît aussi impérieuse qu’importante, étant donné qu’elle peut encore se faire sur le vif. Tous ceux qui sont nés avant 1940 savent bien qu’un monde a changé depuis 1960, mais que des centaines et même quelques milliers de prêtres, de religieuses et de religieux vivent encore, plus ceux et celles qui ont quitté le clergé ou la communauté. Femmes et hommes qui ont entre 40 et 100 ans, qu’il faut s’empresser de ren­contrer, d’interviewer partout où elles et ils se trouvent. Ce serait là la phase à la fois la plus pressante et la plus délicate. Mais ceux qui ont l’habitude des histoires de vie devraient s’y mettre, établir les ques­tionnaires et entraîner des chercheurs. De nombreux motifs pourraient ressortir, telle que la peur de la damnation éternelle, les impératifs économiques chez les fils de condition modeste, dont les études classi­ques avaient été payées par le curé de la paroisse ou la communauté et qui obligeaient alors à «avoir la vocation». Je crois avoir démontré ailleurs que les collèges classiques se donnaient d’abord la mission de la reproduction des clercs, que toute la vie au collège y concourait. C’était même «la conscription à la presse», dans beaucoup de cas, avec de véritables agents recruteurs, comme le célèbre Mg` Pépin, de Sher­brooke et d’autres moins connus. Il y avait aussi le prestige d’être clerc, religieux ou religieuse dans la priest-ridden province où l'Église était omniprésente et toute-puissante. Chez les jeunes filles, ce pouvait être encore le désir, dans la vingtaine ou la jeune trentaine arrivée, d’échapper à la promiscuité du milieu, sur les conseils du curé de la paroisse, agent recruteur de certaines communautés. À l’entrée chez les frères, combien ont accepté l'’invitation parce qu’ils n'avaient pas été choisis pour aller au collège classique et qu’ils voulaient néanmoins s’instruire, leurs parents n’en ayant pas les moyens, dans un pays où la majorité de la population francophone n’atteignait même pas la septiè­me année du cours primaire. Certains me diront que je fais bon marché de la vocation dans tout cela. Que non! Mais, encore une fois, l’appel de Dieu ne se mesure pas et je suis bien incapable de l’appréhender en tant qu’historien. Il est sans doute fait de plusieurs facteurs. Et les femmes et les hommes ne sont pas des anges. Ils vivent dans un pays et une société, où le phénomène religieux est étroitement relié aux autres phénomènes sociaux, économiques, politiques, culturels et éducatifs. Ceux qui sont nés avant 1940 et qui ne sont pas devenus aveugles et sourds à l’âge de 10 ans savent un peu ce qui s’est passé au Québec.

 

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     Un tel projet, ambitieux il est vrai, ne peut être mis en oeuvre et mené à bien que par une équipe de chercheurs. Ceux qui auraient le courage de l’entreprendre devraient faire appel à des spécialistes de disciplines circonvoisines, tels que des historiens, des géographes, des sociologues et des anthropologues. Aussi bien dire que toutes les universités du Québec y participeraient par leurs chercheurs et leurs centres de recherche. Il est aussi nécessaire que ces équipes travail­lent en étroite collaboration avec les diocèses et les communautés reli­gieuses, puisque ceux-là et celles-ci possèdent les sources documentaires nécessaires aux analyses, mais aussi qu’elles possèdent des ressour­ces humaines importantes de même que des moyens financiers et logis­tiques qu’on aurait tort de négliger. La formation des équipes, la prépa­ration des chercheurs et les recherches documentaires, bref la mise en route du projet exigerait à elle seule plusieurs mois, peut-être plus. Mais un phénomène qui a tenu une place aussi énorme dans l’histoire du Qué­bec depuis deux siècles exige qu’on prenne les moyens de le connaître et d’en prendre la mesure au lieu de se complaire dans le silence équi­voque des uns et des autres sur cette partie de notre passé.

 

                                                Claude GALARNEAU

                                                Département d’histoire

                                                Université Laval