S.C.H.E.C.. Sessions d’étude, 50 (1983), 471-484

 

 

L’Église dans l’Ontario français du XIXe siècle 1

                                                           

 

      Lors de la division de la province de Québec pour former les colonies du Bas-Canada et du Haut-Canada en 1791, le territoire de ce qui deviendra plus tard l’Ontario (le Haut-Canada) est encore une vaste forêt entrecoupée par de nombreux lacs et rivières. Cette chasse est accessible par trois principales voies navigables, soit le fleuve Saint-Laurent et les Grands Lacs, la rivière des Outaouais et la mer d’Hudson dans le grand nord. Quelques milliers d’autochtones sont éparpillés sur le territoire, en plus d’une centaine de familles blanches françaises, au Détroit, et quelque dix mille immigrants écossais mais surtout américains de diverses souches ethniques. Les autochtones y sont depuis quelque quinze mille ans et se souviennent encore de la procession de divers explorateurs, missionnaires et coureurs de bois français qui ont parcouru le pays depuis 1610. Ces Amérindiens ont l’habitude séculaire de compter sur les produits utiles de la civilisation européenne, tels que fusils, bouilloires, couvertures etc.... Ils ont aussi vécu la décimation répétée des leurs par les maladies importées par les blancs. Leurs na­tions sont en voie de dépérir, les survivants devenant de plus en plus dépendants de la population blanche.

      La conquête de 1760 ne fait que chatouiller l’épiderme amérindien du Haut-Canada car la poignée de soldats du fort Frontenac a rendu les armes à l’armée du conquérant en vingt-quatre heures (1758) tandis que le fort Pontchartrain du Détroit changera de drapeau sans coup férir (1760). Seule la garnison de 500 hommes du fort Niagara donne du fil à retordre à une armée conquérante de quatre mille hommes qui doit mettre trois semaines pour lui faire plier l’échine en 1759. Ainsi, en 1791, les Canadiens et les Amérindiens du Haut-Canada vivent depuis une génération sous le drapeau britannique. Bon nombre ont même lutté contre les rebelles américains entre 1775 et 1783.

      Le traité de Versailles de 1783 qui marque la fin de la guerre d’indépendance américaine, marque aussi le début de la colonisation et du peuplement de l’Ontario sur une grande échelle. Quelque sept mille loyalistes s’établissent le long du fleuve Saint-Laurent et des lacs Ontario et Érié en 1783 et 1784. C’est le début d'un rapide peuplement de l’Ontario (Haut-Canada) qui s’enorgueillit d'un million d’habitants après 1850.

      Soucieuse d’évangélisation et de présence auprès de ses fidèles, l’Église catholique cherche toujours à avoir pignon sur rue le plus tôt possible. L’Église canadienne de la fin du XVIIIe siècle est encadrée par l’unique diocèse de Québec dirigé successivement par les évêques J.-O. Briand (1766-1784), L.-P.-M. d’Eglis (1784-1788), J.-F. Hubert (1788-1797), P. Denaut (1797-1806) et J.-O. Plessis (1806-1825). C’est une Église qui doit reconstruire tant ses bâtiments que son clergé au lendemain de la guerre de la conquête. Elle le fera tout en s’affichant de plus en plus loyale à la couronne d’Angleterre, laquelle ne demande pas mieux que de la recompenser. Les Canadiens de l’époque ne sont pas plus pieux qu’il faut. En effet on n’a pas encore inventé l’Église supposément toute-puissante dite ultramontaine.

      Les catholiques représentent environ dix pour cent de la population du Haut-Canada en 1791. Ils sont desservis par trois prêtres, soit le sul­picien François-Xavier Dufaux à l’Assomption (Windsor) et les abbés Roderick Macdonell et Alexander Macdonell (le premier), dans Glen­garry à l’extrémité est de la colonie. L’essor démographique de la co­lonie pendant le demi siècle suivant sera accompagné d’un développe­ment analogue de l’Église catholique.

 

I. ASPECTS RELIGIEUX

LES MISSIONS, LE CLERGÉ, LA PASTORALE

 

      La poignée de prêtres du tournant du XIXe siècle est dotée de son chef à l’automne de 1804. Alexander Macdonell arrive d’Écosse où il a déjà fait ses preuves comme leader de plusieurs centaines de Highlanders, lesquels il a dirigé d’abord vers les usines de Glasgow, ensuite vers l’armée anglaise, enfin vers le Haut-Canada où le prêtre obtient d’im­portants octrois de terres pour ses ouailles. Établis dans le comté de Glengarry, Macdonell est nommé en 1807 au poste de vicaire général de l’évêque de Québec pour le Haut-Canada. Douze années plus tard (1819), il est promu évêque titulaire de Rhésine et est sacré le 31 décembre 1820. Encore six années (1826) et le diocèse de Kingston est érigé, recouvrant tout le Haut-Canada. Madonell en est le premier titulaire.

      L’évangélisation des indigènes et des blancs par des prêtres itiné­rants est une dimension importante de l’histoire de l’Église de l'Ontario pendant tout le XIXe siècle. Les évêques de Québec, de Kingston et de Montréal suivis de ceux de Toronto, de Bytown (Ottawa), de London, de Hamilton et de Peterborough veilleront à nommer des missionnaires itinérants tant séculiers que réguliers.

      Les missions régulières les plus anciennes du siècle en Ontario ont lieu sur la rivière des Outaouais à compter de 1815 quand Mgr Plessis autorise le sulpicien Jean-Baptiste Roupe à évangéliser les deux côtés de la rivière. Le prêtre s’y dévoue été comme hiver pendant dix ans avant que Bytown n’obtienne son premier prêtre résident en 1827. Les lettres de Roupe décrivent les premières années de postes comme l’Orignal, Chenail Écarté (Hawkesbury), Bonsecours, Buckingham, Plantagenet, Cumberland, les Chaudières et Fort Coulonge. Mis à part le poste du Lac des Deux-Montagnes, en bas du Long Sault au Québec, c’est pen­dans cette troisième décennie du XIXe siècle que les rives québécoise et ontarienne de la rivière des Outaouais sont dotées de leur premiers prêtres résidents. Il s’agit de Patrick Horan à Richmond (Ontario) en 1822 et de Hugh Paisley à Montebello ou Bonsecours en 1828.

      Les successeurs de ces premiers missionnaires itinérants, soit les Charles de Bellefeuille, Hippolyte Moreau, John Brady et combien d’autres, prendront contact avec les chantiers de forestiers éparpillés ici et là dans le bassin de l’Outaouais. Ce seront surtout les Oblats de Marie-Immaculée qui prendront la relève dans ces missions aux chantiers et aux indigènes après 1845.

      Si des prêtres séculiers et sulpiciens ont été les premiers mission­naires dans la vallée de l’Outaouais avant 1845, les missions du sud, de l’ouest et du nord-ouest de l’Ontario ont été surtout celles des jésuites après 1843. En effet, la Compagnie de Jésus si célèbre pour son épopée missionnaire dans la Nouvelle-France du XVIIe siècle, reprend son apostolat en Ontario en 1843. C’est que le premier évêque de Toronto, Mgr Michael Power entre en fonction au cours de l’été de 1842. Il a tôt fait d’inviter les disciples de saint Ignace à prendre la cure de Sandwich (Windsor) et d’en faire le point central de nouvelles missions jésuites le long des lacs Huron et Supérieur en passant par la baie Georgienne, le lac Simcoe et le lac Nipissing. Les jésuites ont tôt repris le collier, fondant dès 1844 un centre missionnaire pour les Amérindiens sur l’île Manitouline. Le plus grand nombre de ces missionnaires jé­suites du XIXe siècle sont francophones, à l’instar de la majorité des oblats dans l’Outaouais ou de bon nombre de prêtres séculiers, de reli­gieux et de religieuses. Le développement missionnaire de l’Église ca­tholique ontarienne du XIXe siècle est surtout l’oeuvre d’un clergé fran­cophone.

      Entre 1800 et 1900 la qualité des clercs catholiques ne fera que s’améliorer. Les trois prêtres sur le territoire lors de l’arrivée d’Alex­ander Macdonell en 1804 sont à la fois honnêtes, indépendants et libres. Jean-Baptiste Marchand à l’Assomption est à plus de mille kilomètres du lieu de résidence de son évêque à Québec. Après 1807, il est encore à quelque huit cents kilomètres de la résidence de son supérieur immédiat, le vicaire général Macdonell de Glengarry. Pendant la bonne trentaine d’années de son administration de l’Église du Haut-Canada, Alexander Macdonell acceptera presque tous les clercs qu’il réussit à obtenir. Ils viennent du Québec, de la France et surtout de l’Irlande. Quoique certains de ces prêtres soient honnêtes et compétents, la majo­rité constitue une source d’angoisse, d’amertume et même de rage pour les évêques du Haut-Canada avant la Confédération de 1867.

      Ainsi le vicaire général William Peter MacDonald écrit en 1837:

 

Ah... Qu’en auront-ils à répondre ces prêtres qui en plus de scandaliser leur troupeau par leur conduite irrégulière, l’entraînent à la révolte contre l’autorité légitime, l’induisant ainsi à rompre ses liens avec l’Église du Christ. 2

 

Angus Macdonell, un autre vicaire général, déclare en 1840:

 

[L’évêque s’est résigné] à employer des prêtres qui viennent d’outre-mer et auxquels leurs propres évêques probablement pour s’en débarrasser donnaient des espèces d’exeats et de lettres de recommandation et presque toujours la conduite scandaleuse de ces prêtres loin d’être utile aux peuples confiés à leurs soins finit par infliger une nouvelle plaie à la religion. 3

 

      Enfin Mg` Rémi Gaulin, évêque coadjuteur de Kingston, écrit à Mgr Lartigue de Montréal en 1838:

 

Nous sommes plus à la gêne que jamais dans ce diocèse. Les besoins se multiplient tous les jours et les sujets diminuent. Quatre ont laissé le diocèse cet été... Plusieurs autres ne sont presque bons à rien. Bon Dieu quelle misère. 4

 

      Gaulin renchérit, révélant que depuis deux ans quatre prêtres ivrognes sont morts misérablement dans son diocèse.

     La formation théologique et sacerdotale de ces hommes laisse à désirer. Aux quelques cas de faux prêtres que l’évêque ne dépiste par­fois qu’après quelques années de prétendu ministère, ajoutons le cas sensationnel de l’abbé William John O’Grady qui fomente la révolte contre Macdonell à partir de sa cure de York (Toronto) en 1832. En dépit de la suspense et de l’excommunication prononcées contre lui par son évêque, O’Grady fonde un journal à sensation, refuse de céder sa cure, et s’allie au rebelle William Lyon Mackenzie, ce qui irrite son évêque au plus haut point.

     Ces clercs, les bons comme les mauvais, doivent toujours se serrer la ceinture puisque les revenus ne sont jamais suffisants. La plupart n’arrivent pas à boucler leur budget, situation qui en mène certains à recourir aux revenus de leur paroisse, à vendre des biens d’Église ou, dans un cas au moins, à fonder divers commerces utilisant des prête­noms.

     Les politiques administratives et pastorales des évêques de l’Ontario français sont sévères. Les Gaulin, Guigues, Power, Pinsoneault, Char­bonnel et Duhamel tolèrent mal l’indiscipline que ce soit chez les clercs ou les fidèles. Avec l’exception possible de Guigues, qui s’avère plus souple, ces hommes d’Église veulent des collaborateurs et des ouailles qui marchent au pas épiscopal. C’est un pas «militaire» défini par les conciles de la province ecclésiastique de Québec après 1851, lesquels se veulent les porte-parole obéissants des papes Pie IX (1846-1878) et Léon XIII (1878-1903).

     Quoique pendant leurs premières décennies les diocèses de l’Ontario se prêtent mal à ces contrôles serrés, la plupart des évêques réussissent par après à imposer un cadre autoritaire rigide à la gouverne de leurs Églises. Ainsi le prêtre ne doit pas s’absenter de sa paroisse sans auto­risation, ne doit pas ordinairement entendre les confessions ailleurs qu’au confessionnal, et doit s’assurer que sa ménagère est d’âge canonique. Les fidèles doivent payer le prêtre; sinon l’accès aux sacrements est interdit à eux-mêmes et à leurs enfants et le prêtre est retiré de la paroisse. Le catholique qui ose se marier devant le ministre protestant ou devant un officier civil doit demander le pardon de sa faute devant la paroisse rassemblée à la grand'messe du dimanche. Le couple n’a pas le droit de vivre séparément sans l’autorisation de l’Église, et ceux qui sont coupables de concubinage sont condamnés du haut de la chaire pendant trois dimanches consécutifs avant que l’excommunication for­melle s’ensuive.

     Motivés par les encycliques et les décrets des conciles de la province ecclésiastique de Québec, les évêques d’Ottawa, surtout Duhamel (1874­1909), dénoncent à temps et à contretemps les francs-maçons, les communistes, les jouisseurs et les méchants de tout acabit. Les femmes sont tenues comme dangereuses et comme occasions privilégiées de ten­tation. L’évêque condamne donc leur présence sur la scène, même celle d’un homme travesti. On condamne les promenades en raquettes et l’utilisation des traînes sauvages par les jeunes couples ou les amou­reux. C’est qu’il y a trop d’intimité possible en ces occasions.

     Conformément aux directives romaines, c’est tout le monde moderne, l’homme tout court qui est indigne de confiance. L’esprit des barricades veut qu’il soit suspect jusqu’à preuve du contraire. Les mandements et circulaires ainsi que la correspondance des évêques de l’Ontario français regorgent de ces avertissements et condamnations. L’Église de l’Ontario français du XIXe siècle vit à l’enseigne du rigorisme.

 

II. ASPECTS SOCIAUX

LA COLONISATION, LES RIVALITÉS ETHNIQUES, L’ÉCOLE

 

     En dépit de son discours étroit, comminatoire et hautain, l’Église catholique de l’Ontario français du XIXe siècle est profondément en­gagée dans les projets sociaux de ses fidèles. J’ai déjà signalé son rôle dans les missions des chantiers. Il me reste à examiner la place qu’elle occupe dans les trois grands projets sociaux des Franco-Ontariens de l’époque, soit la colonisation, la survivance française et l’école. Nous savons que ces deux  derniers sujets sont étroitement liés.

     Le phénomène de la migration des Canadiens français vers l’exté­rieur du Québec est le résultat des difficultés économiques dans la vallée du Saint-Laurent au XIXe siècle. Ces difficultés économiques sont faites d’une crise agricole, de la rareté croissante des terres arables dans la plaine du Saint-Laurent et de la surpopulation par rapport aux terres disponibles. La crise économique est renforcée par l’effondrement du marché du bois en 1847, provoqué par l’abolition des tarifs préférentiels sur le bois canadien en Angleterre. La récolte catastrophique de la pa­tate dans l’Irlande des mêmes années amène des dizaines de milliers d’immigrants irlandais au Canada. Le chômage accru incite un grand nombre de Canadiens français à se diriger vers les usines de la Nouvelle­Angleterre pour gagner leur pain.

     Alarmés par cet exode ‘national’ les évêques du Canada mettent sur pied des sociétés de colonisation à compter de 1848. Il s’agit de contrer l’hémorragie en incitant ceux qui veulent partir à choisir de coloniser des terres canadiennes plutôt que de se faire serviteurs dans la république anglaise et protestante du Sud. Les évêques de Québec et de Montréal entre autres sont donc à l’oeuvre, demandant que chacune de leurs paroisses crée une section de leur société diocésaine de coloni­sation. Les membres se cotisent, accomplissent des actes de piété et reçoivent des indulgences. Les colons potentiels sont informés des régions canadiennes où de bonnes terres sont disponibles ainsi que des conditions d’obtention de ces terres. La hiérarchie veille à diriger les colons là où elle croit que les conditions sont avantageuses. C’est ainsi que non seulement les cantons de l’Est et le lac Saint-Jean au Québec, mais aussi l’est de l'Ontario et l’Outaouais québécois sont mis en valeur.

     Mgr Guigues n’occupe son siège de Bytown que depuis quelques semaines en 1848 quand il convoque deux assemblées de colonisation à Bytown, l’une pour tous les catholiques, l’autre pour les Canadiens français. Une société de colonisation diocésaine est fondée, laquelle épaulera l’évêque oblat pendant les années 1850 et 1860. Guigues se fera l’apôtre par excellence de la colonisation canadienne-française des comtés de Prescott et de Russell dans l’est de l'Ontario, et de la vallée de la Gatineau au Québec. Il talonne les gouvernants pour obtenir l’arpentage des terres, la construction des chemins et des ponts, des grains de semence et diverses subventions. C’est l’homme de confiance tant des colons que des gouvernants. L’évêque correspond souvent avec les autres évêques, surtout Bourget, pour obtenir leur appui et encourage même l’historien français E. Rameau à se faire propagandiste de la colonisation canadienne en France.

     Le deuxième évêque d’Ottawa et successeur de Guigues est Joseph­Thomas Duhamel (1874-1909). Ce jeune homme d’Église se fera égale­ment apôtre de la colonisation, mais dans les Laurentides québécoises au nord de Montréal, région qui fait partie de son diocèse. Le dernier quart du siècle le verra travailler en étroite collaboration avec le curé Labelle de Saint-Jérôme 5, lequel fait l’impossible pour attirer des colons dans ses chères Laurentides.

     C’est également pendant l’administration Duhamel que Charles­Alfred-Marie Paradis (1848-1926), oblat jusqu’à ce qu’il quitte cette congrégation en 1890, oeuvre en faveur de la colonisation dans le nord­est de l’Ontario. Il fonde même un groupe de missionnaires-colonisa­teurs centré à Temagami.

     Bref, l’Église catholique a joué un rôle de premier plan dans la colonisation de l’Ontario français. Quoiqu’il soit impossible de chiffrer ses réussites avec précision, l’étude du dossier montre des évêques et des clercs résolument engagés dans ce rôle de suppléance. Ils qualifiaient leur travail d’éminemment religieux et patriotique.

     Les rivalités ethniques sont un volet de l’existence quotidienne des Franco-Ontariens, et ce, surtout depuis la première rencontre entre les ethnies irlandaise et canadienne-française. Les guerres fratricides parmi les forestiers, draveurs et raftsmen des années 1820, 1830 et 1840 sont bien connues 6. Les querelles du même genre entre clercs écossais, irlandais et canadiens-français du siècle passé le sont moins.

     Nous savons que le premier évêque du Haut-Canada, Alexander Macdonell, est d’origine et de conviction écossaise. Le clergé qu’il dirige provient de diverses souches ethniques, mais le groupe irlandais devient majoritaire à la veille de l’Union des Canadas en 1841. C’est que la population de l’Ontario devient massivement anglophone, et les catholiques anglophones sont surtout d’origine irlandaise. LÉcossais Macdonell n’aime pas les Irlandais plus qu’il n'en faut, et tout en s’ef­forçant de traiter toutes ses ouailles avec justice, il a souvent maille à partir avec des clercs irlandais.

     À compter de 1833, Rémi Gaulin est coadjuteur de l’évêque de Kingston avec droit de succession. Ce prêtre canadien succède à Macdonell en 1840 lors du décès de ce dernier au cours d’un voyage en Écosse. Un an après son entrée en fonction et à sa demande, le diocèse de Toronto est érigé, avec Michael Power comme premier titulaire. Natif d’Halifax, Power est d’origine ethnique irlandaise, mais il a fait ses études, suivies d’une décennie de ministère, dans le diocèse de Montréal et est en bonne partie francisé, ou à tout le moins parfaitement bilingue. Dès son entrée en fonction en 1842, Power doit s’occuper de faire rele­ver Gaulin de sa charge, car l’évêque de Kingston souffre de maladie mentale. On nomme Patrick Phelan coadjuteur et administrateur de Kingston, laissant à Gaulin le titre d’évêque. Phelan est natif d’Irlande mais a lui aussi étudié au Grand Séminaire de Montréal et oeuvré dans cette métropole du Canada comme membre de la Compagnie de Saint-Sulpice. C’est un deuxième évêque irlandais en bonne partie francisé.

     Dès 1846, les évêques du Canada ont convenu qu’il fallait ériger un nouveau diocèse à Bytown. Mgr Bourget est chargé d’obtenir la nomination par Rome du Français Joseph-Eugène-Bruno Guigues, supérieur provincial des Oblats de Marie-Immaculée au Canada. Nous savons qu’il est nommé en 1847 pour entrer en fonction l’année sui­vante. En 1847, Michael Power meurt subitement lors d’une épidémie de typhus. N’ayant pas réussi à obtenir la nomination d’un jésuite d'origine irlandaise (Larkin) comme successeur, les évêques font nom­mer le comte français Armand-François-Marie de Charbonne) comme deuxième évêque de Toronto. Enfin, lors de l’érection des diocèses de Hamilton et de London, en 1856, l’Irlandais John Farrell est nommé à Hamilton, mais le Canadien Pierre-Adolphe Pinsonneault est nommé à London.

     C’est le comble pour le clergé d’origine irlandaise du Canada-Ouest. Des cinq diocèses en existence, quatre sont dotés de titulaires francophones. Outrés, vingt prêtres de Kingston, dirigés par un vicaire général, envoient une pétition à Rome pour que prenne fin la campagne de francisation des évêchés ontariens 7. Les évêques du Canada réagis­sent avec vigueur condamnant par une lettre collective de 1856 8 la mis­sive de Kingston. Les rivalités ethno-culturelles qui couvaient depuis longtemps dans les rangs du clergé ontarien sont étalées au grand jour.

     Avec l’accession de John Lynch au siège de Toronto en 1860, la faction irlandaise reprend du poil de la bête. L’élévation de Toronto au rang de province ecclésiastique et d’archidiocèse en 1870 consacre le statut de cette capitale du Canada anglais et de l’Ontario. Trois années plus tard, John Lynch et ses collègues épiscopaux de l’Ontario mettent en branle une campagne soutenue pour amener sous le giron des évêques anglophones la partie ontarienne du diocèse d’Ottawa.

     En effet le diocèse d’Ottawa chevauche la frontière Ontario/Québec. Lors du quatrième concile de la province ecclésiastique de Québec en 1868, Lynch et ses amis avaient tenté en vain d’obtenir l’annexion de la portion ontarienne d’Ottawa. Le refus obstiné de Guigues est suivi d’une fin de non recevoir tout aussi catégorique par son successeur Duhamel. Pourtant, pendant plus d’une génération, la hiérarchie anglo­phone de l’Ontario multiplie les tentatives pour annexer le territoire convoité. Pendant une décennie après le décès de Guigues, ces évêques présenteront presqu’à chaque année une demande officielle à Rome en ce sens. Déboutés par les contre-manoeuvres des évêques canadiens-français, les évêques de l’Ontario continueront jusqu’au XXe siècle leurs pressions auprès des autorités. Cette campagne ne servira qu’à enveni­mer les relations entre évêques francophones et anglophones du Canada, car après quelques années il s’agira du Canada français qui repousse les assauts du Canada anglais.

     Les attaques de Toronto auront aussi comme effet de conscientiser le clergé franco-ontario sur sa situation particulière. Il apprend que la race et le sang sont parfois plus déterminants que la fraternité chrétienne dans les politiques de certains hommes d’Église. C’est que la hiérarchie de l’Ontario se sert de l’Église comme instrument pour faire valoir tant les préjugés que les aspirations ethnocentriques de son peuple majori­tairement irlandais. Le clergé franco-ontarien est amené pour sa part à se rallier à la cause de la survivance franco-ontarienne. Duhamel prend aussi conscience que l’Église des Franco-Ontariens n’est pas celle des Québécois. En 1886 il obtient l’élévation d’Ottawa au rang d’arche­vêché et l’érection de la province ecclésiastique d’Ottawa. Les querelles dirigées à partir de Toronto auront eu comme effet de solidariser l’épis­copat francophone avec son peuple. Cette solidarité ethno-linguistique saura se maintenir jusqu’à nos jours.

     L’oeuvre de la colonisation et la solidarité ethno-linguistique sont donc des aspects importants de l’engagement social de l’Église dans l’Ontario français du siècle passé. Pourtant, l’aspect de l’engagement social de l’Église qui est le plus retentissant et le plus lourd de conséquences est sa lutte sur le terrain scolaire.

     Avant 1841, l’organisation des écoles dans le Haut-Canada est loin d’être uniforme et laisse beaucoup à désirer. Des écoles privées, souvent dirigées par un clerc fraîchement débarqué d’Angleterre, accompagnent les grammar schools et les common schools subven­tionnées par l’État. Ces écoles subventionnées n’existent pas pour les francophones, les quelques milliers desquels sont surtout établis dans la péninsule sud-ouest de l’Ontario. Là, une première école française avait été fondée par le curé de l’Assomption en 1786. Pour ce faire, l’abbé Dufaux avait embauché deux demoiselles de Montréal pour servir d’institutrices. Pendant les quarante années suivantes, on ignore si cette école se maintient quoique certaines écoles ouvrent et ferment de temps à autre dans la région du sud-ouest. Cependant, il est certain qu’en 1828 trois religieuses de Montréal se rendent à Sandwich fonder une école bilingue. C’est vraisemblablement le seul enseigne­ment français donné dans le Haut-Canada.

     Lors de l’Union des Canadas et lors de la nouvelle loi scolaire de 1841, des écoles communes (common schools) sont prévues; sont également prévues, des écoles communes confessionnelles ‘séparées’ de celles de la majorité de la population d’une section donnée. Cette dernière clause est adoptée par le Parlement afin d’apaiser la mino­rité anglo-protestante du Québec qui craint d’être malmenée par la majorité franco-catholique. Peu après l’adoption de cette loi, Egerton Ryerson devient le grand responsable des écoles dans le Canada Ouest. Une nouvelle loi en 1846 centralise à Toronto les pouvoirs décisionnels en éducation. Tout le réseau des écoles communes de l’Ontario est dirigé par un Conseil de l’Instruction publique nommé par le gouverneur. C’est Mgr Michael Power qui devient le premier président de ce Conseil en 1846. À la même époque, le nombre d’écoles séparées au Canada-Ouest diminue. Il ne reste que seize de ces écoles en 1851, et Ryerson s’en réjouit car il cherche par tous les moyens à promouvoir l’école commune de la majorité. Le Surintendant de l’Édu­cation croit que les écoles séparées disparaîtront d’elles-mêmes dans la mesure où les catholiques se rendront compte qu’ils sont bienvenus dans les écoles dites chrétiennes mais non-sectaires.

     Avant 1850, l’épiscopat catholique de l'Ontario, en l’occurence Gaulin, Phelan, Guigues et Power, ne condamne pas l’école commune dite publique. Plusieurs catholiques, voire même la majorité des catholiques, y envoient leurs enfants et l’évêque de Toronto préside le Conseil de l’Instruction publique. Mgr Guigues de Bytown/Ottawa encourage ses fidèles à fonder leurs écoles dans le réseau public et non dans le réseau séparé et ce jusqu’en 1856. C’est qu’il est plus avantageux financiè­ment de s’intégrer au réseau public.

     Cette politique des évêques catholiques va être renversée à compter de l’automne de 1850 quand Mgr de Charbonnel entre en fonction à Toronto. Le milieu du XIXe siècle, les années 1850 en particulier, est une période de polarisation croissante entre catholiques et protestants. L’Angleterre connaît sa crise centrée sur le rétablissement de la hiérar­chie catholique; Georges Brown et son journal The Globe à Toronto attisent les flammes de l’anticatholicisme en Ontario, pendant que le pape Pie IX réintègre la Ville éternelle à l’abri des armes françaises et résolu à mener un combat final contre le monde moderne; le prêtre défroqué Alessandro Gavazzi provoque des émeutes à Montréal et Qué­bec en 1853 car les catholiques digèrent mal les propos de leur ancien frère 99. C’est dans ce climat survolté que le grand prédicateur Mgr de Charbonnel est choisi évêque de Toronto.

     Charbonnel aura tôt mis le feu aux poudres à Toronto. Après plus de cinq années de controverses, de dénonciations, de lobbying et de menaces, il annonce pendant le carême de 1856 que tout catholique qui envoie son enfant à une école publique sans l’autorisation de l’évêque est désormais coupable de péché mortel 10. C’est en cette même année que Guigues veille à la mise sur pied d’un Conseil des écoles séparées à Ottawa, car jusqu’en 1856, les catholiques de la ville d’Ottawa n’ont que des écoles publiques et ce avec la bénédiction de l’évêque. Après 1856, les Franco-catholiques des régions rurales de l'Ontario continuent d’établir des écoles publiques plutôt que séparées.

     Ce qui amènera les Franco-Ontariens à abandonner l’école publique en faveur de l’école séparée est la persécution des francophones par le gouvernement de l’Ontario, surtout après 1880. Même quand Guigues, qui n’a rien d’un fanatique, abandonne les écoles publiques en faveur du réseau séparé en 1856, la raison principale est le fanatisme et la francophobie du surintendant local des écoles publiques à Ottawa. Un nouveau vent de francophobie souffle après 1880. Mgr Duhamel d'Ottawa en profite pour amener ses ouailles, de gré ou de force, à l’intérieur du réseau séparé. C’est que les Franco-Ontariens ont réussi à se convain­cre, puissamment aidés par le clergé, qu’ils étaient davantage à l’abri de la francophobie du gouvernement s’ils étaient logés dans le réseau séparé.

     C’est ainsi que presque toutes les écoles franco-catholiques de l’On­tario font partie du réseau public en 1850. En 1886 la moitié de ces écoles sont dans le réseau séparé, l’autre moitié étant dans le réseau public. En 1911 les deux tiers des écoles françaises de l’Ontario sont dans le réseau d’écoles catholiques et en 1960 c’est la presque totalité qui le sont. Les campagnes anti-françaises de l’Ontario avaient réussi, entr’autres choses, à renforcer le pouvoir de l’épiscopat franco-ontarien et à éloigner les Franco-Ontariens du réseau des écoles publiques.

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     La direction de l’Église de l'Ontario français du XIXe siècle tient un discours semblable en tous points à celui de l’épiscopat québécois. On condamne le monde moderne et l’homme tout court, tout en exigeant que les fidèles se serrent la ceinture et pratiquent une discipline morale sévère. L’Église se veut toute puissante et seule en mesure de juger de la légitimité des aspirations de l’État.

     Par ailleurs, le comportement quotidien du clergé et des évêques semble contredire le discours noté ci-dessus. On accueille les non-catho­liques, on note leur générosité à l’égard du prêtre, et on ne trouve presqu’aucune trace d’animosité à l’égard des protestants, des francs-maçons, etc.... C’est comme si le discours des encycliques et des lettres pastorales n’avait aucune prise sur la réalité vécue. Le discours officiel est une sorte d’évasion dans un monde irréel.

     Enfin, l’étude de cette Église frontière entre les Canadas français et anglais nous montre une Église profondément divisée dans la deuxième moitié du siècle. L’ethnie irlandaise a trouvé dans l’Église catholique l’ethnie canadienne-française qui est dominante. L’épiscopat canadien a toujours voulu maintenir l’unité dans ses rangs et a toujours cru que l’ethnocentrisme ne devait pas dominer car la foi chrétienne est univer­selle et ne peut se réduire ou s’identifier à un ou des nationalismes. Cette foi aura pourtant la vie dure surtout entre 1875 et 1925. Les évêques et le clergé de l’Ontario français doivent assumer les aspirations sociales légitimes des Franco-Ontariens, sans pour autant verser dans le sectarisme, l’ethnocentrisme ou la haine. L’emprise qu’ils auront sur la conscience de leurs fidèles jusqu’au milieu du XXe siècle est la preuve de leur réussite.

 

                                      Robert CHOQUETTE

                                      Département des sciences

                                      religieuses

                                      Université d’Ottawa.



1Voir R. Choquette, L’Église catholique dans l’Ontario français du XIXe siècle, manuscrit d’un volume qui doit paraître sous peu aux Éditions de l’Université d’Ottawa. Cette communication est fondée sur ce volume où le lecteur trouvera l’étude détaillée du sujet.

2William Peter MacDonald à Patrick Dollard, Brockville, 22 mars 1837, Archives de l’Archevêché de Kingston, fonds Macdonell.

3Angus Macdonell à la Propagation de la foi de Paris et de Lyon, 15 octobre 1840, cité dans Gaston Carrière, Histoire documentaire de la congrégation des missionnaires Oblats de Marie-Immaculée dans l’Est du Canada, 12 tomes, Ottawa, Éditions de l’Uni­versité d’Ottawa, 1957-75, t. I, p. 24.

4Gaulin à Lartigue, Toronto, 8 janvier 1838, Archives de la Chancellerie de l’Arche­vêché de Montréal (ACAM), fonds Kingston.

5Voir Gabriel Dussault, Le curé Labelle, Montréal, Hurtubise HMH, 1983, 392 p.

6Voir à ce sujet M.S. Cross, «The Shiners’ War: Social Violence in the Ottawa Valley in the 1830’s», Canadian Historical Review, LIV, 1, mars 1973, pp. 1-26.

7P.H. McDonagh et al... (21 signatures) au cardinal Franzoni, Kingston, 4 septem­bre 1855, ACAM, fonds Kingston, 225.102, 855-1.

88Joseph LaRocque à C.F. Baillargeon, Montréal, 29 mai 1856, Archives de l’Arche­vêché de Québec, 26 CP, Montréal, 10.

9Voir Robert Sylvain, Clerc, Garibaldien, Prédicant des Deux Mondes. Alessandro Gavazzi (1809-1889), Québec, Le Centre Pédagogique, 1962, 2 vol., 587 p., pp. 344-423.

10Franklin A. Walker, Catholic Education and Politics in Upper Canada, Toronto, Federation of Catholic Education Associations of Ontario, 1955-1976, vol. I, p. 181.