S.C.H.E.C. Sessions d’étude, 50 (1983), 325-339
La Société huronne
Je voudrais, dans le présent exposé, tracer une
esquisse de la société huronne telle qu’elle apparaît dans les Relations de
leurs missionnaires, publiées annuellement ou à peu près de 1635 à 1650. Tout
d’abord, il faudrait souligner la qualité de cette information. À mes yeux,
elle a une valeur unique. D’abord, parce qu’elle raconte une expérience
directe, vécue et racontée au jour le jour durant seize ans par ceux-là mêmes
qui la font. Ensuite, parce que la société qui est objet d’observation est
isolée, à plusieurs centaines de lieues des Français, demeurant tout ce temps à
l’abri d’influences étrangères et transformantes. Les témoins, les
missionnaires, bien qu’Européens, sont aussi les mieux accrédités à nous
fournir un tel témoignage. Les Indiens se contentaient eux-mêmes de vivre. Leur
culture ne leur fournissait pas ce regard réflexif qui est la source d’un
témoignage cohérent et organisé. Les missionnaires, formés dans une culture
millénairement habituée à un tel genre d’exercice intellectuel, fondé sur
l’analyse, sur la comparaison et la synthèse, avaient cette facilité
d’organiser un témoignage intelligible. La connaissance des langues, la
communauté de vie, l’effort obligatoire d’adaptation, tout cela faisait d’eux
des témoins par excellence. Certes, ils étaient des Européens et ils avaient
les préjugés propres à leur culture. Mais c’est le rôle de l’historien de
dissocier le témoignage du témoin et de soupeser ce qui en demeure
scientifiquement valable. Les Indiens n’eussent pu exprimer seulement le
témoignage. Et nul autre que les missionnaires, ni les fonctionnaires
connaissant les autochtones de loin et par ouïdire, ni les voyageurs, témoins
en passant et sans expérience quotidienne, n’auraient pu présenter cette
information abondante, vécue, souvent revue et corrigée, que l’on trouve dans
les Relations des Hurons. Voilà où nous puisons les connaissances que
nous exposons, sans négliger Champlain et Sagard qui les ont précédés 1.
Je n’ai pas
à vous apprendre que les autochtones venus en contact avec les Européens en
Amérique du Nord durant la période française appartenaient à deux groupes
linguistiques différents: les Algonquiens et les Iroquiens 2. Sur
le plan culturel, il n’y a pas entre eux de césure bien marquée, bien que les
deux se distribuent selon une gamme continue, qui va du pur nomade au
proto-agriculteur sédentaire et villageois. Chez les Algonquiens surtout, on
perçoit des étapes qui vont de la chasse nomade à l’agriculture sédentaire. Les
Iroquiens semblent tous avoir été des proto-agriculteurs, la sédentarité étant
l’un des premiers effets de l’occupation agricole. Les témoins européens,
habitués aux sociétés politiques complexes de leur continent, en ont perçu de
semblables sur le nouveau, parlant d’Abénaquis, de Souriquois, d’Algonquins,
d’Iroquois et de Hurons. Il est nécessaire, croyons-nous, de mettre le doigt
sur la communauté socio-politique indigène, si l’on veut parler avec compétence
de ses institutions. Chez les nomades, cette communauté est la bande, occupant
un territoire déterminé. Elle gère ses intérêts collectifs d’une manière
indépendante et autonome. Le nord du Québec et les Maritimes étaient peuplés
par ces bandes dissociées, parfois même en guerre les unes contre les autres en
dépit de la communauté de culture. Chez les Iroquois et les Hurons, la
communauté socio-politique se trouvait au niveau de ce que les missionnaires
appelaient la nation: il y en avait quatre chez les Hurons et cinq chez les
Iroquois. Les Maskoutens, formation algonguienne vivant à l’ouest de Détroit,
étaient aussi composés de plusieurs nations.
Au temps où
arrivent les Français, un trait général des sociétés iroquiennes était d’être
groupées en plusieurs ligues. Les mieux connues sont les ligues iroquoise et
huronne. Mais il y en avait d’autres. Voisine des Hurons était la ligue des
Pétuns, composée de deux nations. La plus puissante et la plus nombreuse était
celle des Neutres, répandue sur les rives du Lac Érié et comptant sept nations.
C’est le nombre et la puissance des Neutres, plutôt que leur habileté
politique, qui les maintenait en paix à la fois avec les Iroquois et les
Hurons, ennemis irréconciliables. Les Tuscaroras, à l’extrémité sud du monde
iroquien, formaient aussi une ligue. On présume que les Andastes et les Ériés
en avaient de semblables, bien que manquent les témoignages explicites. En tout
cas, les Maskoutens, ennemis et voisins des Neutres, étaient groupés de même
façon, bien qu'’ils fussent algonquiens. La formule de la ligue n’était
probablement pas très ancienne. La ligue iroquoise ne semble pas remonter plus
loin que la fin du seizième siècle, la tradition en attribuant la fondation à
un prophète huron. Et il est vraisemblable que les Hurons aient été les inventeurs
de ce genre d’alliances pemanentes. Le P. Jérôme Lalemant, en effet, faisait
remonter à plus de deux cents ans, c’est-à-dire avant 1440, l’union des deux
plus vieilles nations huronnes, les Attignaouantans et les Attingnenongnahacs.
Deux autres s’étaient ajoutées à elles, l’une vers 1590 et l’autre vers 1610.
Les Attignaouantans, la nation la plus nombreuse et occupant le territoire le
plus étendu et le plus favorable, paraissent avoir été le berceau de la ligue.
Leur distribution en petits villages souvent non fortitiés, à la différence des
autres nations iroquiennes, leur confère aussi un caractère particulier
d’antiquité. On devine que la formation des ligues a eu lieu en un temps
d’urgences pressantes. Car à celui de la mission jésuite et après, les
différentes ligues n’acceptaient plus de nouvelles nations à titre de constituantes
des ligues. On se contentait alors d’adopter les groupes adventices, sans leur
donner de territoire particulier ou une voix propre au conseil de ligue, Les
Ouenrohronons furent ainsi reçu par les nations huronnes en 1638. Et les
Tohontaenrats, les Ahrendaronons et les Tuscaroras furent adoptés des
Tsonnontouans par la suite, sans être membres de la ligue iroquoise.
Le but
essentiel de la ligue est de procurer un forum où régler les conflits entre
nations qui aboutiraient à verser mutuellement leur sang. Un tel organisme
existe dans la nation elle-même, sous forme de conseil érigé en tribunal. Mais
entre nations désunies, le sang versé provoque inévitablement à rendre la
pareille à la nation coupable. Ainsi s’enchaînent les vendettas interminables
que sont les guerres indiennes. La ligue procure un tribunal où une nation
contractante peut et doit réclamer satisfaction contre une autre. De la sorte
la paix est conservée entre les membres de la ligue. Pour le reste des
problèmes communs, il appartient à chacune des composantes, ordinairement
jalouse de son initiative, de les proposer à la ligue et d’accepter ou de
rejeter ses avis. La vie intime de chaque nation, surtout, échappe entièrement
au conseil de la ligue.
La ligue
n’est pas une communauté socio-politique. C’est à la nation, occupant un
territoire propre et bien délimité, conservant une pleine autonomie de sa vie
interne et de sa politique extérieure, qu’appartient ce caractère, à
l’exception seulement de ce qu’elle veut bien concéder à l’intérêt commun de la
ligue. Les nations d’une même ligue se prêtaient mutuellement secours en cas
de nécessité, mais cela même manquait parfois. Les nations iroquoises avaient chacune
leurs guerres, leurs ennemis et leurs alliés propres. Les huronnes, plus
rapprochées géographiquement les unes des autres, combattaient le plus souvent
de concert. L’une d'elles, en chaque ligue, possédait une sorte de droit
d’aînesse: les Onontagués chez les Iroquois; les Attignaouantans chez les
Hurons.
Les rapports
sociaux et politiques ont leur direction commune au sein de la nation.
Celle-ci, en principe, est une lignée biologique. Les nations, écrit le P.
Jérôme Lalemant, «ne sont presque distinguées que par diverses sources d’ayeuls
et bisayeuls dont ils conservent chèrement les noms et la mémoire» 3.
Elles sont donc des descendances. Et des descendances masculines, non
féminines, sans quoi un Français du dix-septième siècle n’aurait pu manquer de
signaler la différence. Nous aurons à revenir sur le caractère masculin des
lignées et des successions. En principe, donc, une nation est une lignée,
descendue d’un aïeul; mais en fait, la nation huronne est un mélange de
lignées. C’est qu’au cours de l’histoire, la lignée originelle en a adopté
d’autres en son sein, qu’elle a intégrées à son appareil social, mais en
laissant à chacune son identité et la garde de quelques traditions et intérêts
particuliers. Les missionnaires ont encore donné le nom de nations à ces
lignées adoptées, mais elles ne sont pas comptées comme composantes de la
ligue. Une source de 1648 indique qu’il y avait quatre nations adoptées chez
les Hurons 44. Une telle lignée subalterne peut être d’ailleurs
distribuée entre plusieurs nations, conservant son identité en chacune. On en
possède une exemple historique dans les Ouenrohronons, adoptés en 1638. Ils se
sont partagés entre les bourgs d’au moins trois nations huronnes.
Les Relations
des Hurons sont constantes, de 1635 à 1650, à ne compter que quatre nations
dans la ligue huronne. Ce sont les Attignaouantans, les Attingnenongnahacs,
les Tohontaenrats et les Ahrendaronons. M. Heidenreich, dans son livre
d’ailleurs remarquable 55, a cru devoir en compter une cinquième, les
Ataronchronons. Mais dans le volume même qui semble étayer sa thèse, le P. Jérôme
Lalemant, en 1640, réaffirmait très explicitement et à deux reprises le nombre
de quatre nations composantes. Cela est confirmé du fait qu’en 1637, on
envoyait au principal chef des Ataronchronons la meilleure partie de la
dépouille d’un Iroquois torturé, échu en propre à la nation des
Attignaouantans. Les Ataronchronons ne peuvent être ent qu’une région des
Attignaouantans, comprenant le littoral ier de la baie de Matchedash et occupée
par quatre bourgs importants. C’est dans cette région que les jésuites ont
élevé en 1639 leur résidence de Sainte-Marie.
Les
Attignaouantans, dont ils étaient une partie, étaient la nation huronne la plus
nombreuse et apparemment la plus ancienne de la ligue. Les trois autres se
trouvaient contenues en six bourgs: un seul pour les Tohontaenrats, deux pour
les Attingnenongnahacs et trois pour les Ahrendaronons. Mais les
Attignaouantans habitaient en dix-sept bourgs ou villages. Ils étaient la
nation la plus influente, formant à peu près la moitié de la ligue, soit
environ cinq mille âmes après les épidémies de 1635-1639. Les trois autres
habitaient l’arrière-pays, remontant de petites rivières et occupant des lacs,
tandis que les Attignaouantans accaparaient tout le littoral de la baie
Georgienne, une longueur de quelque 108 kilomètres de rivage. C’était une
situation privilégiée pour un peuple dont l’occupation masculine principale
était la pêche. Cet avantage du site indique qu’ils étaient les plus anciens
habitants du pays. Et cela est corroboré par le nombre de leurs agglomérations,
dix-sept, dont la plupart étaient de simples hameaux sans fortifications. Cela
faisait contraste avec le petit nombre des bourgs puissamment fortifiés des
autres nations huronnes, et aussi avec la forme ordinaire des habitations
iroquiennes. C’était, croyons-nous, l’effet d’une habitude très ancienne de la
sécurité dans un pays retiré.
Des quatre
nations huronnes, les Attignaouantas sont celle sur laquelle nous possédons
les renseignements les plus abondants. De 1634 à 1639, époque où les missionnaires
furent les plus attentifs aux détails ethnographiques, ils n’ont guère sorti de
ses limites, ayant pris d’abord logis à Ihonatiria, petit village situé au
coeur du pays. La résidence centrale de Sainte-Marie fut aussi bâtie dans cette
nation, qui fut le plus profondément entamée par la prédication chrétienne. Les
Attignaouantans restèrent fidèles aux missionnaires, les suivant à Québec en
1650 et refusant en 1657 de les quitter malgré la pression des Agniers et des
Onontagués. C’était aussi chez les Attignaouantans que Sagard avait vécu en
1623-1624. Ils étaient si étendus, dans leur pays d’origine, qu’on peut les
partager en trois régions ou provinces, possédant un conseil particulier
présidé par un capitaine principal. La première était formée par les bourgs
avoisinant Ossossané, chef-lieu de la nation, situé à sa limite sud-ouest sur
le sentier partant vers les Pétuns et les Neutres. C’était aussi la voie
d’invasion des Tsonnontouans. Ainsi, Ossossané était le boulevard dominant la
plus ancienne route du commerce et protégeant la ligue entière de ce côté. La
seconde province était appelée la Pointe par les missionnaires. C’était la
presqu’île où est aujourd’hui situé Lafontaine; Ihonatiria s’y trouvait. Elle
contenait le plus grand nombre de villages, mais petits et sans défenses. Elle
avait son propre conseil, et un capitaine y faisait figure de chef principal.
Les Ataronchronons habitaient la troisième province, à l’est d’une région
marécageuse drainée par la rivière Wye. Leurs quatre bourgs assez nombreux et
importants contenaient quelques 1400 âmes. Et l’un des capitaines y tenait
aussi la vedette. Le bourg le plus nombreux de toute la Huronnie n’était pas
chez les Attignaouantans. C’était Téanaustaié, chef-lieu des
Attingnenongnahacs. Mais Ossossané, de moitié moins populeux, était tenu pour
le coeur du pays.
Deux incidents intimement reliés feront
sentir mieux que toute autre considération à quel point était vive dans une
nation iroquienne la conscience de l’unité: la fête des morts de 1636 et le
schisme d’Aénons, tous deux arrivés dans la nation des Attignaouantans. La
dernière fête des morts avait eu lieu en 1624, Sagard y assistant et en ayant
laissé le récit. Elle revenait en 1636, le P. de Brébeuf et ses confrères s’y
trouvant pour raconter. Entre temps, les morts avaient été enterrés dans les
cimetières particuliers des villages. Ils y étaient placés, tout enveloppés de
leurs peaux de castor et de leurs caisses d’écorce, sur des échafauds élevés de
terre. Les morts à la guerre avaient cependant été enterrés. Les noyés, qui
l’étaient aussi, avaient été décharnés avant d’être mis en terre et leurs
chairs avaient été brûlées. Les petits enfants, eux, avaient été enterrés sur
les chemins, pour rentrer, croyait-on, dans le ventre des femmes qui passaient.
Ces sépultures étaient temporaires. Elles allaient toutes être relevées et
portées dans une même fosse de toute la nation à l’occasion de la fête des
morts.
Au temps de préparer la fête, la Pointe,
amas de villages pauvres et négligés, prenait conscience de deux importants
avantages qu’elle venait d’acquérir: le fait d’être devenue le débarcadère le
plus accessible pour les marchandises européennes, spécialement le fer, et
celui de posséder chez elle les jésuites, gages de l’alliance française. Cela
fit naître une grande ambition chez quelques capitaines, celle de réunir les
villages en un grand bourg bien fortifié. Aénons, capitaine d’Ouenrio, prit la
tête du mouvement. Mais plusieurs villages, dont Ihonatiria, hésitèrent à le
suivre. Ce projet n’était pas pour plaire aux chefs d’Ossossané, auxquels le
nouveau bourg, mieux situé, enlèverait la vedette. Aénons s’efforçait d’attirer
les jésuites chez lui; Ossossané les assiégeait d’invitations à s’y
transporter. Un jour, Aénons vint trouver Brébeuf, l’invitant au nom du conseil
de la nation à faire enterrer deux Français, Guillaume Chaudron et Étienne
Brûlé, dans l’unique fosse des Attignaouantans. Chaudron reposait à Ossossané;
Brûlé, à la Pointe. Après avoir hésité, le supérieur accepta, à condition
d’enterrer les Français à part avec les Hurons baptisés et déjà mort et de
planter une croix sur leurs tombes. Le conseil accepta. C’était une occasion
unique d’ouvrir un cimetière chrétien, qu’on n’avait pu faire jusque là et qui
en réalité ne sera pas commencé avant plusieurs années.
En, effet, lors d’une nouvelle réunion du
conseil, la dissension éclata entre les parties rivales. Les cinq villages qui
suivaient Aénons résolurent de faire leur fête et leur fosse à part, pendant
que le reste de la nation prenait fait et cause pour Ossossané. Aénons réclama
le corps de Brûlé, mais refusa celui de Chaudron. Les jésuites décidèrent de ne
pas troubler leurs sépultures. Ils assistèrent toutefois avec leur village
d’Ihonatiria à la grande fête d’Ossossané, laissant les dissidents à leur fête
particulière. Les prodiges de diplomatie, d’adresse et de patience déployés
alors par les chefs pour réduire la division en démontrèrent la gravité. La
division de la «chaudière», c’est-à-dire du festin des morts, était la division
de la nation elle-même. La nation, ici, n’est pas la ligue huronne, mais les
seuls Attignaouantans, les autres nations n’assistant qu’à titre d'invitées.
Nulle part autant que dans cet incident, il n’apparaît que la nation, et non la
ligue, est l’unité socio-politique chez les Hurons. Malgré les efforts
déployés, le schisme subsista quelque temps. Les villages séparés ne réussirent
pas à se former en un seul bourg. Aénons mourut en 1637 durant un voyage à
Trois-Rivières. Les jésuites, après avoir ouvert une résidence à Ossossané en
1637, transportèrent celle d’Ihonatiria à Téanaustaié, chef-lieu de la nation
voisine, en juin 1638. Et les maladies ravagèrent les villages de la Pointe.
Il faut descendre au niveau du bourg ou du
village pour trouver l’assise des fonctions de gouvernement. Ce n’est pas qu’il
n’y ait quelques personnages, uniformément appelés chefs ou capitaines, dont le
service intéresse toute la nation. Mais leur fonction est limitée à un secteur
restreint de l’activité commune. Il y a un grand chef de guerre pour toute la
nation, nommé Atsan en 1637, dont relèvent les affaires militaires. Un autre
est chef de la navigation, qu’on n'entreprend pas sans son aveu. Un troisième
est maître des routes de commerce tandis que le grand chef des Attignaouantans
se réserve la nouvelle route ouverte vers les Français. Les officiers de la
communauté sont en premier lieu attachés au service des bourgs et villages.
Chaque agglomération a d’abord deux chefs: l’un qui est dit de conseil, l’autre
de guerre. Celui-ci n’intervenant qu’en matière militaire, les nombreuses
affaires de la communauté retombent sur les épaules du premier, qui demeure le
plus important et qui doit déployer le plus de sagacité politique. Mais ces
deux ne sont pas les seuls chefs. Chaque fraction de nation adoptée résidant
dans un bourg a aussi une direction semblable: un chef de conseil et un chef de
guerre. Ainsi, dans un bourg comme Scanonaenrat, unique habitation des
Tohontaenrats, on pourra compter jusqu’à douze capitaines. Chacun se confine
dans son office et son service, se défendant d’intervenir en matière étrangère
à sa compétence. Le capitaine de conseil du bourg principal porte naturellement
la voix de toute la nation aux assemblées de la ligue ou devant les étrangers.
Mais la puissance d’un capitaine n’est ni impérative ni coercitive; sa fonction
est un service d’animation et d’exécution, honorable certes, mais très onéreux
et peu profitable. C’est pourquoi il faut avoir des aptitudes spéciales pour
le remplir et plusieurs s’en excusent quand l’honneur est offert. Personne
aussi ne devient capitaine que par la reconnaissance générale. Il n’y a guère
d’autre hiérarchie entre les capitaines que celle du dévouement au public et du
talent déployé dans l’exercice de la charge.
Il n’y a presque pas de domaine où
l’intervention d’un ou de plusieurs capitaines n’est requise, exception faite
des rapports entre membres d’une famille particulière, celle-ci étant
considérée comme souveraine dans sa régie interne. Tout ce qui requiert
l’assistance de la communauté, construction d’une cabane ou rite guérisseur
d’une maladie, est occasion d’un recours aux capitaines, qui à leur tour
mettent en branle les ressorts de la communauté, d’un village ou même de
plusieurs.
Aussi les capitaines, même collectivement,
ne forment-ils pas l’instance suprême de gouvernement. Ils sont des agents
d’exécution. La puissance de la communauté, analogue aux pouvoirs législatif et
judiciaire d’un âge plus évolué, réside en définitive dans le conseil. Les
capitaines, du moins les principaux, sont ceux qui convoquent les conseils
publics, qui y exposent les questions mises en discussion, qui résument les
propos entendus et formulent les conclusions. C’est là que le talent et le
prestige des meilleurs capitaines se font spécialement valoir. Mais les
membres attitrés des conseils sont proprement les anciens. La qualité d’ancien
n’a rien de négligeable. Si elle requiert l’âge, il ne s’ensuit pas que tous
les vieillards la possèdent. Elle est une qualité publiquement reconnue à
certains membres de familles distinguées par leurs services à la communauté
entière. Il y en a dans tous les villages. Ce sont eux qui opinent et leurs
décisions sont mises en oeuvre par les capitaines. Ces résolutions sont contraignantes
pour la communauté entière. Il y a des conseils à tous les niveaux de la
composition sociale. Même les cabanes et les familles ont les leurs, auxquels
participent les femmes comme les hommes; mais ce ne sont pas des conseils
publics. Ceux-ci, réunis et présidés par un capitaine, se font au niveau du
village, ou de deux ou trois villages impliqués dans le même problème, ou
encore d’une région comme la Pointe et les Ataronchronons, ou bien, au sommet,
de la nation entière. Il y a enfin des conseils de ligue, où sont agitées les
questions intéressant plusieurs nations, le plus souvent de défensive ou
d’offensive militaires. Les votes se prennent par groupes représentés,
familles, villages ou nations, qui donnent chacun une voix commune et unanime.
La résolution ne s’impose que si le scrutin global est unanime. La dissidence
libère de l’obligation de l’exécuter. Le désaccord ou l’absence d'un seul
groupe peut faire manquer un conseil ou forcer de l’ajourner. Les fonctions de
capitaines et la participation aux conseils publics étaient exclusivement
masculines au temps de la mission huronne. Sagard affirme carrément l’exclusion
des femmes. Les Relations le confirment en indiquant que ces dernières,
même celles de la cabane où se tenait le conseil, après avoir préparé la salle
et les feux nécessaires à ces assises, devaient s’en retirer avant l’ouverture
de la séance et en rester éloignées aussi longtemps qu’elle durait. Les
missionnaires français de ce temps n’auraient pu manquer, au cours de seize
années, de noter une participation féminine directe aux conseils des Hurons.
Mais ils ne le font pas. On sait toutefois qu’à la même époque, on comptait des
femmes parmi les oïanders, terme iroquois qui est équivalent à celui
d’anciens chez les Hurons. Elles avaient rang, crédit et parole comme les
hommes. En outre, le P. Pierre Potier, missionnaire du village huron voisin de
Détroit en 1747, y mentionne des anciennes à peu près en même nombre que les
anciens, participants aux conseils. Il me semble donc que ces anciennes ont été
introduites après la destruction et l’exil des Hurons, peut-être à l’exemple
des Iroquois. Car à Lorette, après 1673, même s’il se trouve des Iroquoises
ayant eu la dignité d’oianders dans leur pays, on ne voit pas de
participation féminine aux mêmes conseils.
Les institutions socio-politiques des
Hurons ont leurs racines dans la famille biologique. Quoi qu’en ait autrefois
pensé Jean-Jacques Rousseau, la société humaine n’est pas l’effet d’un contrat
négocié ou d’une constitution raisonnée. Elle est l’aménagement humain,
c’est-à-dire conscient et créateur, d’une famille qui s’accroît naturellement
et invente des formes de conservation adaptées à ses besoins. Le modèle ultime
est la nature, et la nature vivante. On constate dans les sociétés iroquiennes
un effort, favorisé par la stabilité de l’habitat découlant de l’agriculture,
pour conserver le plus longtemps possible ensemble les membres d’une même
famille. Cela procure la physionomie spéciale de la cabane, longue tonnelle
d’écorces ponctuée sur son axe de feux à intervalles réguliers, de part et
d’autre desquels prennent place les couples avec leurs enfants. La solidarité
de la famille est exigence d’une économie encore primaire; elle est la garantie
la plus fondamentale de la sécurité des invididus. Mais elle ne peut résister à
l’énergie centrifuge de la croissance démographique. C’est de là que
jaillissent des aménagements sociaux variables, que l’homme fait à sa manière,
consciente et construite.
Les cabanes huronnes étaient les cellules
d’où rayonnait le dynamisme social. Les sources en mentionnent de douze feux,
ayant une capacité de vingt-quatre ménages. Mais leur grandeur était très
variable. On en trouvait aussi d’un seul ménage. La moyenne paraît avoir été de
cinq ménages. En principe, on y trouvait réunies les générations vivantes d’une
même souche: grands-parents, leurs enfants et leurs petits-enfants. On fait
souvent grand état d’une habitation qui aurait été matrilinéaire. Cela signifie
que les filles d’une famille auraient demeuré dans la cabane de leur naissance
en se mariant, y entraînant leur époux. Ainsi, les garçons mariés auraient
habituellement quitté la cabane de leur père, tandis que les filles y seraient
restées avec leurs enfants. Une étude attentive des sources nous révèle que
cette pratique n’est pas observable. Il y a autant de fils mariés que de
filles demeurant dans la cabane de leur naissance, et même davantage. Il
arrivait donc souvent, et même le plus souvent, que les filles quittaient leur
mère pour vivre avec leur époux. Un témoignage de Joseph Chiouatenhoua présente
cet arrangement comme ordinaire. Et il faut tenir compte des autres cas, où
mari et femme ont leur cabane particulière, qui n’est celle d’aucun parent. Il
n’y a donc pas de constance dans la pratique matrilinéaire. Ce qui est vrai,
c’est que l’époux contracte en se mariant l’obligation d’assister la cabane de
sa femme; mais l’épouse en assume une réciproque envers la cabane du mari. En
réalité, ces engagements demeurent souvent symboliques.
On dit aussi que les héritages étaient
transmis en ligne féminine. Il est difficile d’expliciter ce que signifierait
cette loi. Mais on doit faire quelques remarques. Un mort ne laissait guère
d’héritage chez les Hurons. Ce qu’il possédait en propre était ce qu’il avait
fabriqué de ses mains et à son usage, ou ce qui tenait à son corps. Cela était
en grande partie enseveli avec lui. II en emportait souvent plus en présents
qu’on lui faisait. Ce qui restait était distribué par gratitude pour les
condoléances. Mais ce qui était à l’usage de son ménage, provisions ou autres
choses, restait à ce dernier, sans formalités. Il laissait cependant parfois
d’autres biens plus précieux; une dignité de capitaine ou d’ancien, un
privilège acquis à la famille et dont il était le régisseur. C’était là un
patrimoine de la cabane, qui ne souffrait pas de le voir sortir d’elle-même. Il
y avait donc matière à succession. Cette succession était hériditaire,
c’est-à-dire qu’elle passait de génération en génération, dans la même lignée.
Mais toute la communauté sociale avait intérêt à ces biens. Toute succession
eût été vaine, qui n’eût été publiquement agréée par les organes de la
communauté, le conseil du village ou de la nation.
Champlain a écrit que cette transmission se
faisait du défunt à un neveu par les soeurs et non pas aux enfants, par crainte
de l’illégitimité de ces derniers. On est assez gêné devant une institution
sociale fondée sur la jalousie des maris. Mais Sagard corrige Champlain en
mettant les fils en première ligne de succession. Cela convient mieux à la
pratique qu’on voit observée. Naturellement, donc, la succession va d’abord au
fils, que l’avantage de sa naissance a déjà invité à vivre dans la cabane de
son père avec sa famille, pour prendre sa place en temps voulu. La transmission
est alors si fortement justifiée que le successeur n’a pas besoin de prendre le
nom de son prédécesseur. Il y a en effet de telles successions sans
transmission du nom. Anenkhiondic, premier chef de la nation des
Attignaouantans, décédé en 1638, continuait au temps de Brébeuf le même office
qu’Aouindaion tenait en 1624, au temps de Sagard. S’il n’y a pas de fils
survivant, ou qu’il n’ait pas les qualités qui le feront accepter publiquement,
ou qu’il refuse le fardeau comme il peut le faire, le choix se reporte sur le
consanquin le plus rapproché, d’abord parmi les frères. Atironta, premier chef
de guerre des Ahrendaronons, eut ainsi pour successeur son frère, Aéoptahon,
auquel fut solennellement conféré son nom d’Atironta. Cette résurrection du
nom, comme on l’appelait, conférait au nouveau dignitaire toutes les
attributions et les responsabilités du précécesseur, en même temps que son
poste dans la cabane, à l’exception des droits conjugaux. À défaut d’un frère,
les neveux venaient ensuite en ligne. Mais d’abord les neveux par les soeurs du
défunt. Pourquoi les soeurs? La raison la plus plausible nous paraît être que,
dans l’opinion des Hurons, les enfants étaient plus prochainement liés par le
sang à leur mère qu’à leur père. Les neveux par les femmes étaient ainsi plus
proches parents du défunt que leurs cousins issus de ses frères. Dans ce cas
aussi, il y avait transmission du nom. Cette formalité, à la suite de ce qui
vient d’être dit, semble avoir compensé ou le saut d’un degré de parenté qu’il
a fallu faire ou la nécessité de prendre le successeur hors de la cabane de
l’ancien chef.
Il faut souligner que, la responsabilité à
transmettre étant un patrimoine de la cabane, c’est aussi toute la cabane,
assistée d’ailleurs par tous les proches parents vivant à l’extérieur, qui
fait le choix du successeur. Les femmes comme les hommes participent à ce
choix, mais aucune de nos sources ne réserve le choix aux femmes seules. Mieux
encore, la veuve du défunt n’y joue qu’un rôle passif. Ce sont les parents de
feu Atironta qui choisissent Aéoptahon pour lui succéder. Or celui-ci a été
baptisé et l’on sait que la veuve du prédécesseur est tout à fait animée contre
les chrétiens. La résurrection des noms était une pratique générale aussi bien
des Algonquiens que des Iroquiens et elle avait partout les mêmes effets. Elle
n’était d'ailleurs pas réservée aux officiers publics, mais elle avait lieu
également pour les particuliers. Ainsi, à Sillery, le nom d’un mari défunt, qui
laissait une veuve et des orphelins, fut donné par la famille à un frère, afin
qu’il prît charge de la cabane. Tout cela s’est fait sans participation de la
veuve. On ne peut donc justifier par là une succession féminine et
matrilinéaire, déjà en soi fort difficile à concevoir. Le lien du sang entre
les neveux et le défunt, même s’il passe par les soeurs du feu capitaine, est
toujours celui de la lignée masculine. Les soeurs du mort ne doivent rien à sa
veuve et celle-ci n’a rien à leur transmettre qui soit de sa propre lignée. Car
le défunt a succédé lui-même à son père ou à son grand-père.
Ces possessions prisées de la cabane, que
sont les charges de capitaine et d’anciens, les privilèges commerciaux et
autres à retentissement public, ne sauraient être laissées entièrement à sa
disposition. Les organismes communautaires, ceux du village ou ceux de la
nation, laissent volontiers à la famille le soin de désigner le titulaire. Mais
cette désignation serait sans effet, si elle n’était ratifiée et agréée par les
instances publiques. Il y a même des cas où, le capitaine défunt ayant mal
servi sa communauté, les conseils prenaient sur eux d’instituer son successeur.
De tout cela, la famille tenait compte en procédant à l’élection. Puis, par
l’intermédiaire de quelques capitaines, l’élu était présenté au conseil du
village ou à celui de la nation, avec l’accompagnement nécessaire des présents
et des festins. Le conseil entérinait l’élection et recevait l’élu dans
l’exercice de sa fonction. Les anciens avaient besoin d’une confirmation moins
éclatante que les capitaines. Leur rôle, pour être à certains égards plus
décisif, était beaucoup moins actif, individuel et visible. Ils étaient
davantage liés au lieu qu’ils habitaient. Aussi n’exigeaient-ils pas une
publication aussi étendue que les capitaines.
N’ayant pas en vue d’épuiser en ce court
exposé tous les aspects de la société huronne, je ne puis cependant terminer
sans avouer une difficulté lancinante qui m’a tracassé tout au long de sa
rédaction. Les traits que j’ai perçus de la société huronne me mettent en
désaccord avec un grand confrère et prédécesseur auquel je n’oserais pas me
comparer, le P. Joseph-François Lafitau (1681-1746) 6. Le P. La Lafitau
ne manquait pas d’autorité. D’une très vaste érudition classique, d’une
vigoureuse et créatrice intelligence, il est encore un témoin historique de
première main en ce qui concerne la culture iroquoise, qui avait tant de points
communs avec la culture huronne. Il est très difficile de faire ombre à un
aussi grand personnage. Je n’ai pour excuse que ce fait: le P. Lafitau n’a
connu les Hurons que dans les mêmes livres que moi. Dans ce champ réservé, me
serait-il permis de confronter ma compréhension des témoignages avec la
sienne?
Le P. Lafitau est celui qui a formé le mot
«gynécocratie ou empire des femmes» pour désigner l’état socio-politique à la
fois des Iroquois et des Hurons. Il dérive ce caractère d’une comparaison avec
les Lyciens de l’antiquité, qui avec de nombreux autres peuples auraient vécu
d’un pareil régime. Ce dernier représenterait, à son dire, un stade de l’évolution
des sociétés. Mais je n’ai pu me rendre compte clairement de l’ensemble des
éléments qui, chez les Iroquois et les Hurons, manifesterait ce caractère
gynécocratique. Ce qui reste certain est que ces affirmations insistantes à cet
égard ont été généralement reçues, qu’on a brodé de diverses manières sur ce
trait et qu’il est le plus ordinairement accepté, dans la langue d’aujourd'hui,
d’appeler les Hurons et les Iroquois des sociétés matriarcales. Je ne parlerai
ici que des Hurons, qui sont proprement mon sujet.
On ne déniera pas aux femmes leur importance
sociale en tout temps, préhistorique ou historique. Il est certain que la
matrone, comme le P. Lafitau l’appelle, femme, ou mère, ou fille du chef de
cabane – qui est toujours un homme dans les Relations huronnes – possède
une pleine autorité sur le fonctionnement interne de la cabane. L’homme ne
l’entrave pas et lui fait confiance, représentant lui-même la cabane au dehors.
Cette initiative de la maîtresse huronne est égale à celle de la femme du
chasseur principal chez les Algonquins, à cela près que la maisonnée huronne
est d’ordinaire plus nombreuse. L’importance des femmes huronnes est encore
accrue du fait qu’elles procurent en cultivant la plus grande partie des
aliments. Mais cet aspect économique n’a que peu de considération dans cette
culture. L’homme lui-même estime ses occupations à plus haut prix. Il
n’appartient pas à la matrone de décider une expédition pour venger la perte
d’un membre de la cabane, bien qu’elle puisse en avoir la première idée. C’est
par la délibération de toute la cabane, hommes et femmes, que le projet prend
forme. Porté de là à un capitaine de guerre, normalement évalué par le conseil,
il sera enclenché. Nous n’avons pas trouvé chez les Hurons les conseils de
femmes dont parle le P. Lafitau, où s’esquissent des plans politiques à adopter
par les conseils. Ils ne pourraient être que privés et les conseils de cabane
ont déjà un rôle en ce sens pour les problèmes particuliers de la famille. Il
est vrai que les membres de sa cabane sont les premiers conseillers d’un capitaine
ou d’un ancien, les femmes parmi les autres. Cela ne donne pas à celles-ci un
pouvoir sur la société.
La nation, chez les Hurons, est une lignée
se réclamant d’un ancêtre masculin. Elle se définit par la succession des
générations masculines. Les capitaines sont exclusivement des hommes. Au temps
de Sagard et de la mission huronne, les femmes non seulement ne siégeaient pas
aux conseils publics, mais elles n’avaient même pas la permission d’y être
présentes, alors qu’on exhortait les jeunes hommes à y assister. Les femmes
prenaient part à quelques festins publics, mais d’autres leur étaient
interdits. Elle exerçaient, certes, leur part d’influence dans les conseils
familiaux, mais conjointement avec les hommes. Comme on l’a vu plus haut, la
succession aux charges publiques, ordinairement héréditaire, était masculine,
au moins du grand-père au petit-fils, sinon au fils. Il n’y aurait aucun sens à
chercher une succession de grand-mère à fille et à petite-fille. Les mâles
hurons méprisaient pour eux-mêmes les occupations féminines. Les petits garçons
refusaient les services qu’on demandait aux petites filles. C’était faire
injure à un homme que de lui imputer une conduite ou des émotions féminines. Le
P. Lafitau, qui n’ignorait pas cette prévalence sociale des hommes,
l’expliquait par une procuration donnée par les femmes aux hommes d’exercer un
pouvoir proprement féminin. L’hypothèse est non seulement invérifiable, mais
elle embrouille les faits sociaux attestés, plutôt qu’elle ne les explique.
Nous sommes, avec les Iroquois et les
Hurons, en présence de sociétés néolithiques. La méthode comparative,
brillamment appliquée par le P. Lafitau, est excellente, mais à condition
d’opérer selon une économie convenable. Les populations autochtones d’Amérique
ont été séparées du vieux continent lorsque celui-ci n’était encore l’habitat
que de bandes chasseresses et nomades, le conquérant pièce par pièce. Depuis
lors, les envahisseurs de l’Amérique ont fait une expérience isolée et séparée.
Les peuples euro-asiatiques parmi lesquels le P. Lafitau cherche aux
Hurons-Iroquois des ancêtres et une genèse ont été tous inscrits déjà au rôle
de l’histoire et de la mémoire humaines. Mais les Hurons et les Iroquois,
encore à notre dix-septième siècle, étaient enveloppés dans l’oubli et les
fables de l’enfance. C’est par un accident fortuit et heureux qu’ils furent
soudain révélés dans leur état natif. Ils sont aptes à nous en apprendre
davantage sur l’enfance oubliée des Euro-Asiatiques que ne le feraient ces
derniers, déjà à l’aurore de l’histoire, sur les Hurons-Iroquois. Une étude
attentive et pénétrante des autochtones d’Amérique en révèle plus sur les
origines du vieux continent humain que celui-ci ne peut en expliquer sur eux.
Et le monde indigène américain ne fournit pas d’appui à la tradition des
Amazones, dont l’antiquité euro-asiatique a fait si grand état.
Lucien CAMPEAU, S.J.
1Ce
texte est un résumé et un extrait d’une étude beaucoup plus étendue et
détaillée qui est en cours. Les sources sont celles que nous indiquons dans le
texte et que le lecteur n’aura pas de peine à retracer. C’est pourquoi nous
nous abstenons de faire des références précises, qu’il aurait fallu multiplier
et même expliquer. À l’occasion seulement, nous préciserons les titres d’autres
ouvrages mentionnés en passant.
2Nous
nous excusons d’adopter cette forme, plutôt qu’iroquoien. Mais ce dernier nous
paraît d’assonnance difficile et peu conforme au génie français.
3R.G.
Thwaites, The Jesuit Relations and Allied Documents, 73 vol., Cleveland,
1896-1901, t. 6, p. 226.
4Ibid., pp. 33 et 242.
5Conrad
Heidenreich, Huronia, pp. 84-5.
6[ François-Joseph]
Lafitau, Moeurs des sauvages amériquains comparées aux moeurs des premiers temps,
4 vol., Paris, Saugrain et Hochereau, 1724.