CCHA Report, 1 (1933-1934), 22-30

L'UNE DES SOURCES DE L'APOSTOLAT
CANADIEN-FRANÇAIS

PAR M. LE CHANOINE EMILE CHARTIER

    De l'un des orateurs du congrès eucharistique de Montréal (septembre 1910) l'on a pu dire que ce jour-là, comme l'avait été longtemps son grand-père, "Il fut la voix d'un peuple... C'est qu'il venait de tracer, avec une éloquence fébrile, une des pages les plus glorieuses de l'histoire du catholicisme au Canada." (Religion, langue et nationalité).

    Il avait posé ce premier jalon: "L'Eglise de Québec, en repos du côté légal et matériel, a pu donner la plénitude de son effort d'apostolat." Il l'étayait de cette affirmation: "De cette petite province de Québec, de cette minuscule colonie française, sont sortis les trois quarts du clergé de l'Amérique du nord. Ils sont venus puiser, au Séminaire de Québec ou à Saint-Suipice, la science et la vertu qui ornent aujourd'hui le clergé de la grande république américaine et le clergé de langue anglaise aussi bien que française du Canada."

    Puis, s'adressant à l'Eminentissime Vincent Vannutelli, légat du Pape, il burinait cette fresque: "Eminence, vous avez visité nos communautés religieuses; vous êtes allé chercher, dans les couvents, dans les hôpitaux et dans les collèges de Montréal, la preuve de la foi et des oeuvres du peuple canadien-français. Il vous faudrait demeurer deux ans en Amérique, franchir 5000 kilomètres de pays, depuis le cap Breton jusqu'à la Colombie, et visiter la moitié de la glorieuse république américaine pour retracer les fondation de toutes sortes (collèges, couvents, hôpitaux, asiles), filles de ces institutions-mères que vous avez visitées ici. La Providence a voulu que les Canadiens français soient les apôtres de l'Amérique du nord".

    Il souhaitait enfin, "pour la gloire de l'Eglise universelle, pour le triomphe du Christ et de la papauté, pour la sécurité aussi de l'Empire britannique", que l'on ne voie jamais "éteindre ce foyer intense de lumière qui éclaire tout un continent depuis trois siècles" ni "tarir cette charité qui va partout consoler les pauvres, soigner les malades, soulager les infirmes, recueillir les malheureux et faire aimer l'Eglise de Dieu comme le pape et les évêques de toutes langues et de toutes races".

    Que cet apostolat, lumineux et chaleureux à la fois, soit un fait, c'est ce que démontrent à l'évidence, pour l'ensemble du continent nordaméricain, les six volumes de l'Histoire de l'Eglise au Canada par l'abbé Auguste Gosselin. C'est ce que confirment les relations particulières aux différentes régions du pays: pour la partie proprement "américaine", l'Histoire de la race françai e aux Etats-Unis par l'abbé Delphis Magnan; pour le Canada occidental, l'Histoire de l'Eglise dans l'Ouest canadien, en trois volumes, par le Père Morice, O.M.I.; pour l'extrême-Est, la Tragédie d'un peuple d'Emile Lauvrière et la thèse que soutient à cette heure même, à l'Université ie Montréal, le Frère Antoine Bernard, C.S.V.; pour le centre enfin, tous les ouvrages qui traitent de notre régime français.

    Le fait est si éclatant que beaucoup de nos penseurs ont vu, dans cet apostolat, une mission providentielle. C'est ainsi que Mgr Antoine Racine, de Sherbrooke, a pu parler (24 juin 1880) de la Vocation du peuple canadien-français et Mgr Adolphe Pâquet, de Québec, exposer à son tour (23 juin 1902) la Vocation de la race française au Canada, un discours qu'on a eu quelque motif d'appeler "le bréviaire du patriote canadien-français".

    Pour le moment, nous laissons à d'autres le soin d'établir l'existence et la portée de ce fait, celui aussi d'y déceler une mission d'en haut. En philosophe de l'histoire, ce qui nous intéresse, c'est de rechercher les causes qui, le fait provisorement admis, permettent de l'expliquer. Et, comme ces causes sont multiples, nous entendons, dans cette courte étude, ne signaler que l'une d'elles.

    Aussi bien, si nous sommes apôtres, nous le sommes, en ce qui concerne les influences humaines, en vertu d'une préoccupation monarchique, en tant qu'héritiers d'une tradition royale.

    Pour faire cette preuve plus claire, il faut se rappeler que, du point de vue de ses développements civils, le Canada a connu, sous le régime français, trois étapes: celle d'un gouvernement féodal par commissions (1534-1540; 1575-1627) ; celle d'un gouvernement propriétaire au moyen de compagnies (1627-1663; 1661-1674) ; celle d'un gouvernement royal sous l'autorité d'un conseil (1663-1664; 1674-1759). Du point de vue religieux d'autre part, l'histoire de ses origines se partage également (Goyau: Origines religieuses du Canada) en trois sections: les premières expériences (1534-1629); l'élaboration de la chrétienté canadienne (1632-1645); l'achèvement de cette chrétienté (1645-1660).

    Or, quand on examine les documents émanés de la monarchie française soit à l'époque où le Canada religieux se constitue soit pendant toute la durée du gouvernement civil, on constate que tous nos rois mettent au premier plan la préoccupaton de faire de la Nouvelle-France la vassale de l'Eglise catholique.

    Cette ambition crève les yeux de quiconque parcourt, même distraitement, ce qu'on a appelé "le premier document officiel de notre histoire." Il s'agit de la commission (Édits, III, 5) que donnait à Jacques Cartier, le 17 octobre 1540, le roi François Ier.

        Ce qui attire l'attention de ce dernier sur notre continent, c'est qu'il est alors "possédé par gens Sauvages, vivans sans connoissance de Dieu et sans usage de raison". Pour leur faire connaître l'un et les exercer à l'autre, quel moyen propose Sa Majesté? Elle "a avisé et délibéré de renvoyer le dit Quartier ès dits pays de Canada et d'Hochelaga". Et pourquoi? C'est afin que son expédition "soit à l'augmentation du sainct et sacré nom (de Dieu) et de notre Mère sainte Eglise catholique, de laquelle nous sommes dits et nommés premier fils."

    En exécutant cette intention royale, Cartier continuera son oeuvre à lui-même, comme celle des pilotes ses prédécesseurs "qui d'iceux pays nous auraient ramenés divers hommes que nous avons par longtemps tenus en notre Royaume, les faisant instruire en l'amour et crainte de Dieu et de sa sainte loi et doctrine chrétienne, en intention de les faire ramener ès dits pays... afin de plus facilement induire tes autres peuples d'iceux pays à croire en notre sainte foi".

    Cette intention, qui s'exprime si clairement dans notre premier texte officiel, ne varie pas dans ceux qui suivent. Ainsi en est-il dans les lettres patentes qu'Henri IV - reprenant la commission confiée, le 15 janvier 1540, à Jean-François de la Rocque, sieur de Roberval, (Coll. manuscr. N. France, I, 30) et non exécutée par celui-ci-délivre, le 12 janvier 1598, à Troïllus du Mesgouëts, sieur de la Roche (Edits, III, 7), déjà, désigné par Henri III en 1578. L'ancien protestant n'envoie ce dernier au Canada que "pour perfection d'une si belle oeuvre et si louable entreprise." Or, l'entreprise, c'est celle qu'avait en tête son prédécesseur "poussé d'un zèle et affection de l'exaltation du nom Chrétien" et qui le portait à tout faire "pour cette sainte oeuvre et agrandissement de la foi catholique." Comme on le voit, après cinquante ans et malgré les changemen,s opérés dans la personne du roi, le dessein fondamental se retrouve exactement le même.

    Loin de se modifier, il s'affermit au contraire dans les pièces subséquentes. Ainsi en est-il quand, le 15 octobre 1612 (Edits, III, 11), Charles de Bourbon, comte de Soissons, désigne le sieur de Champlain comme commandant en la Nouvelle-France. Il lui prescrit sans doute d'y "établir, étendre et faire connaître le nom, puissance et autorité de Sa Majesté"; mais c'est pour, "par le moyen de ce, appeler [les Indiens], les faire instruire, provoquer et émouvoir à la connoissance et service de Dieu et à la lumière de la foi et religion Catholique, et en l'exercice et profession d'icelle [les] maintenir, garder et conserver".

    Ainsi encore, quand le duc de Ventadour - reprenant les lettres (22 novembre 1620) du prince de Condé, (Edits, I, 6) et celles (8 mais 1620) du duc de Montmorency (Coll. manuscr. N.-France, I, 62) - confie la même fonction au même Champlain, le 15 février 1625 (Edits, III, 13), c'est toujours pour "en icelles [puissance et autorité de Sa Majeté] assujettir, soumettre et faire obéir tous les peuples de la dite terre", maism aussi, "par le moyen de ce, les appeler, faire instruire, provoquer et émouvoir à la c,onnnoissance et service de Dieu, et à la foi et Religion Catholique". Seulement, le duc complète le texte du Bourbon en ajoutant: "Apostolique et Romaine"; et il termine comme son prédécesseur, "la y établir et en l'exercice et profession d'icelle [les] maintenir, garder et conserver."

    Le dessein, demeuré invariable en son fond, va dorénavant se préciser dans son exécution. Cela commence avec la charte qu'au nom ce Louis XIII, fis d'Henri IV, le cardinal de Richelieu donne aux Cent-Associés, le 29 avril 1627 (Edits, I, 5- cf. Coll. manuscr. N.-France, I, 62), les règlements du 7 mai suivant (Edits, I, 11) qui la complètent. Le cardinal, "étant cbligé par le devoir de sa charge de faire réussir les intentions des dits Seigneurs Rois" avait jugé que "le seul moyen de disposer ces peuples à la connoissance du vrai Dieu était de peupler les dits pays de naturels Français catholiques pour, par leur exemple disposer ces nations" d'abord "à la religion chrétienne" et, mais après cela seulement, "à la vie civile'.

    En conséquence, il est défendu aux associés (art. 2) de "faire passer aucun étranger ès dits lieux" et il leur est prescrit de "peupler la dite colonie de naturels Français catholiques." En conséquence aussi (art. 3), "en chacune habitation qui sera construite par les dits associés, afin de vaquer à la conversion des Sauvages... y aura trois ecclésiastiques au moins... Même sera envoyé en la dite Nouvelle France plus grand nombre d'Ecclésiastiques, si métier est, ... soit pour les dites habitations, soit pour les missions."

    L'île de Montréal, concédée par les Cent-Associés au sieur de la Chaussée le 15 janvier 1636 (Mémoires Soc. hist. Montréal, 4e livraison) et vendue presque aussitôt par celui-ci à M. de Lauzon (Ibid., 9e livraison, p. 25), passe des mains de la compagnie de la Nouvelle-France entre celles de la compagnie de Montréal les 7 août et 17 décembre 1640 (Edits, I, 20).

    Seulement, quand le même roi Louis XIII sera appelé, le 13 février 1644, à ratifier ce transport (Edits, I, 24, complété, le 2l avril 1659, par Edits, I, 29), il avertit les concessionnaires que, s'il se rend à leur demande, c'est "pour leur faciliter le moyen de secourir les sauvages... et de faire étendre la lumière de l'évangile..., de [les] faire instruire en la foi chrétienne... l'y réussir à la gloire de Dieu... [d'y] établir quelque puissante communauté qui servirait de refuge assuré aux pauvres sauvages disposés déjà la plupart à recevoir les remèdes de leur salut"

    Car, ajoute Sa Majesté, "la puissance royale n'est établie de Dieu en terre que pour y procurer avant toute chose l'amplification de sa gloire." Aussi Elle ne ratifie la concession que "pour donner plus de moyens aux exposants de continuer ce qu'ils ont si utilement commencé pour le bien du christianisme au dit pays."

    Le 28 mai 1664 (Edits, I, 40, complété par Edit, II, 50 et Edits, I, 60-61), Louis XIV concédait le pays peur 40 ans à la compagnie des Indes occidentales, une société qu'il ne faut confondre ni avec la compagnie d'Occident de 1717 (Edits, I, 377) ni avec la compagnie des Indes de 1719 (Bull. Rech. histor, oct. 1921, p. 310).

    Or, le tout premier article de la concession se lisait ainsi:

"Comme nous regardons, dans l'établissement des dites colonies, principalement la gloire de Dieu en procurant le salut les Indiens et sauvages..., la dite compagnie... sera obligée de faire passer aux pays ci-dessus concédés le nombre d'ecclésiastiques nécessaires pour y prêcher le Saint-Evangile et y instruire ces peuples en la créance de la religion catholique, apostolique et romaine, comme aussi de bâtir des églises et d'y établir des curés et prêtres..., lesquels églises, curés et prêtres, la comgagnie s'engage d'entretenir décemment et avec honneur, en attendant qu'elle les puisse fonder raisonnablement."

    En décembre 1(74
(Édits, I, 74), tout en affermant à Nicholas Oudiette le domaine d'Ocident (Edits, I, 87 - cef. Hugolin: Le Père Denis, II, 62-63, 1926), le roi, après avoir révoqué le concession précédente, reprend en mains propres l'administration de la colonie. Après avoir validé toutes les opérations de la compagnie, Sa Majesté déclare: "Tous nous chargeons de pourvoir, ainsi qu'elle faisait aux lieux où elle était obligée, à la sulsistance des curés, prêtres et autres acclésiastiques, à l'entretien et réparation les églises, ornements et autres dépenses nécessaires pour le service divin, et il sera par Nous pourvu de personnes capables peur remplir et desservir les cures." Tant c'est d'abord le souci de l'expansicn de la foi catholique qui hante l'esprit du roi! De gouvernement propriétaire qu'elle était, la colonie devient, par cette révocation de 1674, gouvernement royal. Elle le demeurera jusqu'à la conquête (Questions seigneuriales, observations de sir H. Lafontaine, 62c). Or, l'on n'est pas peu surpris de constater que, après les cent années où le pays a vécu en colonie impériale, la pensée de Louis XV ne dévie pas de celle de François Ier et de ses successeurs.

    Dans sa commission à de Vaudreuil-Cavagnal, qui est de 1755 (Conplêm. des Ordonnances, p. 80), le roi rappelle que le devoir primordial de son représentant au Canada est "d'appeler les peuples non convertis, par toutes les voies les plus douces qu'il se pourra, à la connaissance de Dieu et aux lumières de la religion catholique, apostolique et romaine." Il se peut, comme l'a noté M. Goyau (Orgines religieuses, préface, XL, qu'à cette date pareille prescription "ne soit plus, peut-être, qu'une formule de style". Formule ou non, elle indique, dans l'esprit du roi, la persistance d'une idée, une véritable tradition.

    Cette persistance a créé, chez les exécuteurs des volontés royales, un état d'esprit correspondant à celui de Sa Majesté. Dans sa Naissance d'une race (p. 11), l'abbé Lionel Groulx en signale diverses manifestations.

    Ainsi, quand l'intendant Talon concède une terre au sieur de Verchères (Pièces seigneuriales, 1852, pp. 6-7), il a soin de lui intimer que la propagation de la foi et la publication de l'Evangile sort "la fin première et principale de l'établissement de la colonie française au Canada". Par où l'on voit que Montaigne (Essais, III, 6) comme, avant lui, Rabelais n'avaient pas en vain rappelé de quels soins il fallait entourer les âmes de ces peuples "nouvellement conquestés".

    Le 7 mai 1663 (Edits, III, 22, 26), Louis XIV confie au sieur Gaudais-Dupon, (cf. sa lettre de 1664 à Colbert, Bull. Rech. histor., août 1915, pp. 227-231) le soin de faire une enquête sur l'état de la colonie. Il dit sans doute que, "pour ce qui est de la religion... Il serait superflu que le dit sieur Gaudais s'appliquât à cette matière". Mais il en donne aussitôt deux raisons. La raison de fait, c'est que "monsieur l'évêque de Pétrée est vent ici, pour rentre compte au roi de ce qui se pontait pratiquer pour étendre la foi parmi les sauvages de ces contrées-là, pour bien policer cette nouvelle église et pour cultiver les bonnes dispositions que les Français ont de se conformer entièrement aux maximes du christianisme." La raison de droit provient de ce que cette matière "est partictlièrement du fait du dit sieur évêque, auquel Sa Majesté a donné et donnera ci-après toutes les instructions dont il aura besoin peur la conduite de son troupeau et pour l'avancement de ses pieux desseins."

    Dès 1640, les Associés de Montréal étaient déjà hantés de ces "pieux desseins" qu'exécutera plus tard le premier évêque. Ils disent en toutes lettres (Faillon, I, 401) que leur intention est "de travailler purement à la gloire de Dieu et au salut des âmes," qu'ils "espèrent de la bonté de Dieu voir en peu de temps une nouvelle Eglise qui imitera la pureté et la charité de la primitive."

    Ils ne faisaient que suivre en cela le programme même des colonisateurs leurs devanciers. Samuel de Champlain venait au Canada (Laverdière: Oeuvres, IV préface) "à dessein non d'y acquirir tant de biens que donneur et gloire de Dieu pour le service de mon Roy et de ma Patrie." Au témoignage du Frère Sagard (Couillard-Després: Louis Hébert, p. 60), Louis Hébert, sur son lit d'agonie, remerciait Dieu de ce qu'il "a plu à N. S de me faire la grâce de voir mourir avant moi des sauvages convertis. J'ai passé les mers pour les venir secourir plutôt que pour aucun intérêt particulier. Et je mourrais volontiers pour leur conversion, si tel était le bon plaisir de Dieu". Ce sont enfin les Jésuites qui inspirent aux colons en 1635 (Faillon, I, 324) le voeu d'obtenir "la conversion de ce pays et des pauvres sauvages qui l'habitent."

    Etant donné de pareilles dispositions chez les dirigeants de la colonie, on comprend celles des colons. A ce qu'il semble au Père Vimont (Relations, 1643, 2), chez eux, "la résolution de se donner entièrement à Dieu naît avec la pensée de s'établir en la N.-France". On comprend aussi ce martyr avant la lettre qui se console (Relations, 1661, 10) d'avoir perdu presque tous ses doigts en songeant que, par de tels sacrifices, "non seulement nous rendrons notre Amérique française, mais encore nous la ferons toute chrétienne; et d'une vaste sôlitude, nous en ferons un sanctuaire où la divine Majesté trouvera des adorateurs de toutes les langues et de toutes les nations."

    Ainsi donc, soit que l'on remonte à travers la série des exécuteurs des volontés royales soit que l'on descende à travers la série des monarques qui occupèrent le trône pendant notre régime français, toujours et chez tous se révèle le même état d'esprit: une véritable fièvre d'apostolat religieux au profit du seul catholicisme apostolique et romain.

    C'est cet état d'esprit qui explique certaines mesures prises par les uns comme par les autres. Elles se justifient par le souci que l'on avait de ne pas laisser entraver de si pieux desseins.

    C'est le cas par exemple, du :brevet de catholicité que l'on exigeait des premiers colons, comme on a vu que l'imposaint aux recrues des Cent-Associés (suprà, p. 5) tant leur charte que l'article 2 de leurs règlements.

    Cette exigence entraînait comme corollaire l'exclusion des huguenots, telle que prescrite par ce même article 2. Seulement, pour comprendre celui des gestes royaux qui a fait verser le plus d'encre vinaigrée, il faut remarquer les termes dans lesquels est couché leur ostracisme. Richelieu les écarte (Edits, I, 11) non pas en leur qualité de protestants, mais en tant qu'"étrangers", c'est-à-dire ennemis du roi et de la patrie française. Aussi Garneau, le pire dénonciateur de ce prétendu fanatisme religieux (Hist. Can, 5e éd., pp 94, 106, 53f), a-t-il lui-même renversé tout l'échafaudage de son argumentation par cette remarque si juste (p. 108) : "Cet acte n'était-il pas justifié peut-être par les agissements des protestants qui poussaient Richelieu dans cette voie? La ccnduite des huguenots donnait alors le la force aux paroles des catholiques, qui répétaient qu'il n'y avait pas de sûreté à les laisser [les huguenots] s'établir à proximité des colonies anglaises, peuplées de protestants."

    Indirectement favorisé de ceste façon, l'apostolat catholique l'était directement d'une autre manière. Dès 1627, en même temps qu'il incite les Cent-Associés à travailler au règne de Dies, Richelieu cherche à leur attirer les Indiens par une faveur vraiment royale. Il déclare (art. 17) que "les Sauvages qui seront amenés à la connoissance de la foi, et en feront profession, seront censés et réputés naturels Français... tout ainsi que les vrais regnicoles et originaires Français, sans être tenus de prendre aucunes Lettres de déclaration ni de naturalité". En 1664, Louis XIV complète, en étendant aux fils de Français nés en terre canadienne la faveur ainsi accordée aux Indiens, qu'il confirme d'ailleurs. L'article 34 de sa concession pourroit à ce que "ceux qui naîtront [de ceux de nos sujets qui passeront tans les dits pays] et des sauvages convertis à la foi catholique, apostolique et romaine, seront censés et réputés regnicoles et naturels français et, comme tels, capables de toutes successions, dons, legs et autres dispositions, sans être obligés d'obtenir aucunes lettres de naturalité."

    Ce souci primordial de la conversion des sauvages, qui avait déjà imposé l'exigence d'un brevet de catholicité de la part des premiers colons, explique le soin égal que l'on mit à bien choisir les premiers missionnaires de la Nouvelle-France, les fondatrices des premières oeuvres d'assistance ou d'éducation, les curés des premières paroisses, l'évêque mème de la colonie. Toujours dans La naissance d'une race (pp. 118-132), l'abbé Groulx a là-dessus des pages émouvantes.

    Qu'il suffise d'évoquer la figure de ces apôtres des débuts: Récollets (1615), Jésuites (1625), prêtres séculiers (1634), Sulpiciens (1640). De tous, Mgr de Saint-Valier (Estat présent, Québec, Côté, 1856, p. 85) a pu dire: "Si les prêtres sont édifiés de la vie des laïques, les laïques ne le sont pas moins de la conduite des prêtres." Et l'Eglise elle-même de Rome a confirmé le jugement général du prélat lorsqu'elle canonisait, en 1932, huit de nos premiers apôtres pour avoir, comme le bon Pasteur, "donni leur vie pour leurs brebis" et péri "en haine de la foi catholique".

    Pensons aussi à l'admirable tryptique constitué par la mystique Marie de l'Incarnation, l'éducatrice Marguerite Bourgeoys, les protagonistes de nos oeuvres sociales Jeanne Mance et madame d'Youville.

    Quant aux évêques, on aurait raison d'appliquer à tous les successeurs de Mgr de Montnorency-Laval l'éloge que lui décerne Pierre Boucher (Histoire véritable, album du "Canadien", 1849, p. 7) : "Il ressemble aux évêques de la primitive Eglise."

    Servie par des ouvriers de cette trempe, l'autorité royale ne pouvait qu'aboutir heureusement à ses desseins. Par le prestige qu'elle procura à l'Eglise catholique, elle a contribué, plus qu'aucune autre cause peut-être, à faire de la Nouvelle-France "la vassale de Notre-Seigneur". C'est avec la coopération de la royauté que, comme l'a lit Parkman (Old Regine, 1874, p. 400, "plus encore que la puissance royale, [l'Egise de Rome] a modelé le caractère et préparé les destinées de cette colonie. Elle a été sa nourrice at, pour tout dira, sa mère."

    On comprend mieux la portée du geste des rois français quand on songe au geste tout contraire qui marque les débuts même de notre régime anglais. Les rois de France exigeaient de leurs mandataires que, sans négliger les profits du commerce, ils s'occupassent d'abord de faire entrer dans le giron de l'Eglise catholique "les nations assises à l'ombre de la mort." Dès que le pays fut devenu colonie britannique, les rois d'Angleterre donnèrent pour mission à leurs envoyés d'établir partout la religion protestante. Aussi les prescriptions les rois de France n'ont-elles pas de repoussoir plus éloquent que celles de Georges III à notre premier gouverneur Murray.

    Le monarque écrivait à celui-ci, le 7 décembre 1763 (Docum. Constit., I, 2e éd., art. 33, p, 166) : "Afin... que les habitants puissent être graduellement induits à embrasser la religion protestante et à élever leurs enfants dans les principes de cette religion, c'est Notre intention . . que tout l'encouragement possible soit donné à la construction d'écoles protestantes".

    Ce texte si explicite explique celui (art. 32) qui le précède immédiatement: "Vous ne devrez admettre aucune juridiction ecclésiastique émanant du siège de Rome" et il éclaire le restriction contenue dans le traité de Paris, qui est du 7 février 1763 (Docum. constit., I, 2e édit., art. 20, p. 92) "Sa Majesté Britannique donnera les ordres les plus exprès pour que ses nouveaux sujets catholiques Romains puissent professer le Culte de leur Religion selon le Rite de 1'Eglise Romaine, en tant que le permettent les Loix de la Grande Bretagne."

    Après l'étude que nous avons faite, on comprendra qu'une proscription pareille de l'autorité catholique et une restriction pareille relative au culte catholique ne pouvaient même venir à l'esprit des rois de France. C'est pour avoir soutenu au contraire cette autorité et propagé ce culte, tout le long de notre régime français, qu'ils sont l'une des sources de l'apostolat canadien-français.